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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

pratique dans sa Lettre aux écrivains français (1er novembre 1834). Vigny écrit sa pièce en dix-sept jours, et dans une sorte de fièvre.

Il l’a dit lui-même dans son Journal inédit, le personnage importait peu : il eût pu s’appeler Stello. Goethe, que Vigny pratique en 1830-1831, avait dans son Torquato Tasso mis en scène un personnage inquiet, ombrageux, jaloux même de l’assurance de son antagoniste, l’homme d’Etat. Il est possible qu’il s’en soit souvenu (cf. Dalmeyda, Gœthe-Jahrhuch, 1902). Chatterton, figure apitoyante par sa jeunesse dès qu’on omettait certains traits fort déplaisants de la réalité, avait déjà sa légende (cf. notre édition de Stello, p. 419), et symbolisait, depuis la fin du xviiie siècle, une croissante revendication — à travers Chamfort, Chateaubriand, etc. — en faveur de l’artiste misérable. En tout cas, il n’était guère nécessaire pour Vigny d’observer, comme on l’a insinué, qu’Aldo le Rimeur de George Sand, paru dans la Revue des Deux Mondes (1833, t. III), mettait en scène « le lâche histrionisme de la production poétique », unique ressource pour le « barde » qui ne voulait pas mourir de faim.

Il serait peu opérant de prétendre retrouver ici la figure du jeune poète anglais (J. H. Ingram, The true Chatterton, 1910) ; Vigny a reconnu lui-même à plusieurs reprises que Chatterton n’était qu’un nom, et que la victime de l’indifférence et du prosaïsme aurait pu porter n’importe quel patronymique : il dira à L. Ratisbonne, peu avant sa mort, que seul le désir d’augmenter l’illusion de la réalité par la vérité d’un nom le détourna de faire vivre en Amérique un quelconque héros. Camoens, figure plus pathétique encore de poète infortuné, le tenta aussi quelque temps.

Son information reste donc assez médiocre. Il a pratiqué l’œuvre poétique de Chatterton dans l’édition Chalmers, connu par Nodier — ancien secrétaire du chevalier Croft, le premier apologiste du jeune désespéré — la légende du marvelous boy. Mais Vigny ne connaît pas encore l’Angleterre quand il écrit son drame. Ses vues sur un pays d’industrialisme pratique, plutôt dur à la poésie comme à la pauvreté, sont assez d’accord avec celles que son ami Barbier va vérifier par un voyage, fin 1835, et exprimer dans son Lazare. « La nef aux lianes salés qu’on nomme l’Angleterre » « …ce que sont les étoiles », rappellera le véhément couplet de Chatterton.

En 1857 seulement, il notera dans son Journal que la maison de Brooke Street, à Londres, où mourut Chatterton, est selon toute probabilité le numéro 39 : le jeune poète y habitait la mansarde unique, ayant vue sur la rue.