Page:Villehardouin - De la conqueste de Constantinoble, 1838.djvu/295

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rois d’Angleterre ? Et les barons, presque tous unis par la confraternité militaire ou par les liens du sang avec Richard, pouvoient-ils bien voir du même sang-froid ce héros de leur siècle dépouillé de son patrimoine par le souverain qui devoit non seulement défendre ses droits, mais employer tous ses efforts pour mettre fin à sa captivité ? Je demande la permission de citer ici la belle chanson que le roi Richard adressa des prisons du duc d’Autriche aux barons de France, pour leur reprocher l’abandon dans lequel ils le laissoient : elle fut composée sans doute à la fin de l’hiver 1193, car l’illustre prisonnier exprime la crainte de passer un second hiver dans les fers, et ne fut effectivement délivré que l’année suivante, au mois de février :


1.


Jà nus hons pris ne dira sa raison
Adroitement, sé dolentement non[1] ;
Mais, por confort, puet-il faire chanson.
Moult ai d’amis, mais povre sont li don ;
Honte en auront, sé por ma réançon
Sui ces deus yvers pris.

2.


Ce savent bien mi home et mi baron,
Englois, Normant, Poitevin et Gascon,
Que je n’avoie si povre compagnon
Que je laissaisse, por avoir[2], en prison.
Je nou lo dis por nule retraiçon[3],
Mais encor sui-je pris.

3.


Or sai-je bien, de voir certainement,
Que moi ne prisent né amin né parent,
Quant on me laist, por or né por argent.
Moult est de moi, mais plus m’est de ma gent ;

  1. Jamais un prisonnier ne s’exprimera sincèrement, s’il ne montre de la tristesse.
  2. Por avoir, par faute de donner du mien.
  3. Retraiçon, revendication, réclamation