Page:Villemain - Discours et mélanges littéraires.djvu/140

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tions les plus intéressantes et les plus neuves de l’épopée. Pour achever de saisir dans le Télémaque, trésor des richesses antiques, la part d’invention qui appartient à l’auteur moderne, il faudrait comparer l’Enfer et l’Élysée de Fénelon, avec les mêmes peintures tracées par Homère et par Virgile. Quelle que soit la sublimité du silence d’Ajax, quelle que soit la grandeur, la perfection du sixième livre de l’Enéide, on sentirait tout ce que Fénelon a réé de nouveau, ou plutôt tout ce qu’il a puisé dans les mystères chrétiens, par un art admirable, ou par un souvenir involontaire. La plus grande de ces beautés inconnues à l’antiquité, c’est l’invention de douleurs et de joies purement spirituelles, substituées à la peinture faible ou bizarre de maux et de félicités physiques. C’est là que Fénelon est sublime, et saisit mieux que Dante le secours si neuf et si grand du christianisme. Rien n’est plus philosophique et plus terrible que les tortures morales qu’il place dans le cœur des coupables : et, pour rendre ces inexprimables douleurs, son style acquiert un degré d’énergie que l’on n’attendrait pas de lui, et que l’on ne trouve dans aucun autre. Mais lorsque, délivré de ces affreuses peintures, il peut reposer sa douce et bienfaisante imagination sur la demeure des justes, alors on entend des sons que la voix humaine n’a jamais égalés ; et quelque chose de céleste s’échappe de son âme, enivrée de la joie qu’elle décrit. Ces idées-là sont absolument étrangères au génie antique ; c’est l’extase de la charité chrétienne ; c’est une religion toute d’amour, interprétée par l’âme douce et tendre de Fénelon ; c’est le pur amour donné pour récompense aux justes, dans l’Élysée mythologique. Aussi, lorsque de nos jours un écrivain célèbre a voulu retracer le paradis chrétien, il a dû sentir plus d’une fois qu’il était devancé par l’anachronisme de Fénelon ; et malgré les efforts