Page:Villemain - Essais sur le génie de Pindare, 1859.djvu/544

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
536
ESSAIS SUR LE GÉNIE DE PINDARE

dans la destinée de la nation : elle ne tendait plus au grand ; elle n’aimait plus ni la religion, ni la gloire, sans doute pour avoir abusé de l’une et de l’autre. L’art lui restait encore, mais dénué de cette passion sérieuse qui est l’âme de la parole. C’était là sans doute pour la poésie un arrêt fatal ; et, dans l’alternative du scepticisme ou du faux zèle, la licence hardie de l’abbé de Chaulieu devait parfois sembler plus lyrique peut-être que la pompe religieuse de Rousseau.

« J’ai fait connaissance hier, écrit de Vienne lady Montagne, avec le fameux poëte Rousseau, qui vit sous la protection particulière du prince Eugène et subsiste de ses libéralités. Il passe ici pour un libre penseur, et ce qui est pis, à mon sens, pour un homme dont le cœur ne sent pas ce qu’il dit dans ses poëmes à la louange de la vertu et de la gloire. Je goûte infiniment ses odes ; elles sont bien supérieures à toutes les productions lyriques de nos poëtes anglais. » Lady Montagne jugeait là comme le monde du temps ; elle croyait Rousseau peu honnête homme et grand poëte, conditions qui s’excluent devant la postérité.

Malgré l’élégance habile et l’harmonie de sa diction, le client du prince Eugène, le commensal de l’aventureux comte de Bonneval, libre penseur à Vienne et dévot correspondant de Rollin, n’avait pas dans ses vers la flamme durable du génie plus que celle de la foi. Assez haï d’abord pour paraître calomnié, trop vanté plus tard en détraction de Voltaire, il est descendu à ce