Page:Villiers de L'Isle-Adam - L’Ève future, 1909.djvu/289

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ce soir, milord. ― Certes, je pourrais surprendre quelque peu, j’imagine, ceux des esprits modernes dont l’inadvertance s’aviserait de nier mon œuvre avant de l’avoir vue, ― et de m’inculper de cynisme avant de m’avoir compris. ― Oui. Ne pourrais-je, en effet, leur tenir ce petit discours, bien difficile à réfuter, je crois :

« Vous prétendez qu’il est impossible de préférer à une vivante, l’andréïde de cette vivante ? Que l’on ne saurait rien sacrifier de soi-même, ni de ses croyances, ni de ses humaines amours, pour une chose inanimée ? Que l’on ne confondra rien d’une âme avec la fumée qui sort d’une pile ?

« Mais ― ce sont là des paroles que vous avez perdu le droit de proférer. Car, pour la fumée qui sort d’une chaudière, vous avez renié toutes les croyances que tant de millions de héros, de penseurs et de martyrs vous avaient léguées depuis plus de six mille années, vous qui ne datez que d’un sempiternel Demain dont le soleil pourrait fort bien ne se lever jamais. À quoi donc avez-vous préféré, depuis hier à peine, les prétendus principes immuables de vos devanciers, sur la planète, ― rois, dieux, famille, patries ? À ce peu de fumée qui les emporte, en sifflant, et les dissipe, au gré du vent, sur tous les sillons de la terre, entre toutes les vagues de la mer ! En vingt-cinq années, cinq cent mille haleines de locomotives ont suffi pour plonger vos « âmes éclairées » dans le doute le plus profond de tout ce qui fut la foi de plus de six mille ans d’Humanité.

Souffrez que je me défie quelque peu des subites et prétendues clairvoyances d’un être collectif