Page:Villiers de L'Isle-Adam - L’Ève future, 1909.djvu/69

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Clary. Dès l’abord, un rien, un éclair, ― la qualité des lignes, la dureté des cheveux, le grain de la peau, les attaches des extrémités, un mouvement, tout m’eût averti du naturel caché ! ― mille indices insensibles ! ― et j’eusse… reconnu son identité avec elle-même.

Mais ici, je vous le dis encore, la non-correspondance du physique et de l’intellectuel s’accusait constamment et dans des proportions paradoxales. Sa beauté, je vous l’affirme, c’était l’Irréprochable, défiant la plus dissolvante analyse. À l’extérieur ― et du front aux pieds ― une sorte de Vénus Anadyomène : au dedans, une personnalité tout à fait étrangère à ce corps. Imaginez ce semblant de conception réalisé : une Déesse bourgeoise.

J’en vins donc à penser que toutes les lois physiologiques étaient bouleversées en ce vivant et hybride phénomène, ou que je me trouvais, tout bonnement, en présence d’un être dont la tristesse et l’orgueil avaient atteint quelque degré suprême et qui se dénaturait à bon escient, sous le jeu le plus amer, le plus dédaigneux ! ― Bref, il me parut impossible de s’expliquer cette femme sans lui prêter le lyrique sentimentalisme suivant.

Lord Ewald, s’étant recueilli un instant, continua :

― Encore toute tremblante de l’offense terrible, affreuse, irréparable, qui lui fut faite ― elle s’est raidie en ce mépris froid que la première trahison subie verse aux cœurs les plus nobles. Une défiance très sombre et dont quelques-uns, même, ne peuvent se guérir, l’induit à déguiser, sous ces dehors, une ironie souveraine, nul ne lui paraissant