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Page:Villiers de L'Isle-Adam - L’Ève future, 1909.djvu/85

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fant d’un cœur simple, d’un visage vivant, éclairé par des yeux aimants et ingénus, et j’eusse accepté la vie ; je n’eusse pas ainsi fatigué mon esprit à son sujet. Je l’eusse aimée tout simplement, ― comme on aime. ― Mais cette femme !… Ah ! c’est l’Irrémédiable. ― De quel droit n’a-t-elle pas de génie, ayant une telle beauté ! De quel droit cette forme sans pareille vient-elle faire appel, au plus profond de mon âme, à quelque amour sublime pour en démentir la foi ! « Trahis-moi, plutôt, mais existe ! Sois pareille à l’âme de ta forme ! » lui dit perpétuellement mon regard, ― qu’elle ne comprend jamais. Tenez, un Dieu apparaissant à celui qui l’intercède, transporté d’amour, de ferveur et d’extase, et ce Dieu lui disant, à voix basse : « Je n’existe pas ! » ne serait pas plus inintelligible que cette femme.

Je ne suis pas un amant, mais un prisonnier. Ma déception est affreuse. Les joies que cette vivante morose m’a prodiguées furent plus amères que la mort. Son baiser n’éveille en moi que le goût du suicide. Je ne vois même plus que cette délivrance.

Lord Ewald, se remettant de ce mouvement, reprit bientôt de sa voix redevenue plus calme :

― Elle et moi, nous avons voyagé. Les pensées changent de couleur, parfois, avec les frontières. Je ne sais trop ce que j’espérais : un étonnement peut-être, quelque diversion salubre. Je la traitais comme une malade, à son insu.

Eh bien, ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni les steppes russes, ni les splendides Espagnes, ni la jeune Amérique n’ont ému, distrait ou intéressé cette