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raît, il n’est plus qu’un des rouages infimes de la grande machine politique. La Grèce elle-même, ce foyer si éclatant des arts et de tout ce qui tient au développement de l’esprit humain, la Grèce s’éteint sous le souffle de Rome. Le christianisme seul pouvait lutter contre le géant, en rendant à l’homme isolé le sentiment de sa personnalité. Mais il faut des siècles pour que les restes de la civilisation païenne disparaissent. Nous n’avons pu envisager qu’une des parties de ce grand travail humain du moyen âge ; à la fin du XIIe siècle, tous ces principes qui devaient assurer le triomphe des idées enfantées par le christianisme sont posés (pour ne parler que du sujet qui nous occupe), le principe de la responsabilité personnelle apparaît ; l’homme compte pour quelque chose dans la société quelle que soit la classe à laquelle il appartienne. Les arts, en se dépouillant alors complétement de la tradition antique, deviennent l’expression individuelle de l’artiste qui concourt à l’œuvre générale sans en troubler, l’ordonnance, mais en y attachant son inspiration particulière ; il y a unité et variété à la fois. Les corporations devaient amener ce résultat, car si elles établissaient, dans leur organisation des règles fixes, elles n’imposaient pas, comme les académies modernes, des formes immuables. D’ailleurs l’unité est le grand besoin et la tendance de cette époque ; mais elle n’est pas encore tyrannique, et si elle oblige le sculpteur ou le peintre à se renfermer dans certaines données monumentales, elle leur laisse à chacune une grande liberté dans l’exécution. L’architecte donnait la hauteur d’un chapiteau, d’une frise, imposait leur ordonnance, mais le sculpteur pouvait faire de ce chapiteau ou de ce morceau de frise son œuvre propre, il se mouvait dans sa sphère en prenant la responsabilité de son œuvre. L’architecture elle-même des XIIe et XIIIe siècles, tout en étant soumise à un mode uniforme, en se basant sur des principes absolus, conserve la plus grande liberté dans l’application de ces principes ; les nombreux exemples donnés dans ce Dictionnaire démontrent ce que nous avançons ici. Avec l’invasion laïque dans le domaine des arts, commence une ère de progrès si rapides qu’on a peine à en suivre la trace ; un monument n’est pas plutôt élevé qu’il sert d’échelon, pour ainsi dire, à celui qui se fonde ; un nouveau mode de construction ou de décoration n’est pas plutôt essayé qu’on le pousse, avec une rigueur logique incroyable, à ses dernières limites.

Dans l’histoire des arts il faut distinguer deux éléments : la nécessité et le goût. À la fin du XIIe siècle presque tous les monuments romans, religieux, civils ou militaires, ne pouvaient plus satisfaire aux besoins nouveaux, particulièrement dans le domaine royal. Les églises romanes étroites, encombrées par ces piliers massifs, sans espaces, ne pouvaient convenir aux nombreuses réunions de fidèles, dans des villes dont la population et la richesse s’accroissaient rapidement ; elles étaient tristes et sombres, grossières d’aspect, et n’étaient plus en harmonie avec des mœurs et une civilisation avancées déjà ; les maisons, les châteaux présentaient les mêmes inconvénients d’une façon plus choquante encore, puisque la vie habituelle ne pouvait s’accommoder de demeures dans lesquelles aucun