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Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 1.djvu/161

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nieux ; une fois ce principe posé, les conséquences s’ensuivent avec une rigueur qui n’admet pas les exceptions. Les défauts mêmes de cette architecture dérivent de son principe impérieusement poursuivi. Dans l’architecture française, qui naît avec le XIIIe siècle, les dispositions, la construction, la statique, l’ornementation, l’échelle diffèrent absolument des dispositions, de la construction, de la statique, de l’ornementation, et de l’échelle suivies dans l’architecture antique. En étudiant ces deux arts, il faut se placer à deux points de vue opposés ; si l’on veut juger l’un en se basant sur les principes qui ont dirigé l’autre, on les trouvera tous deux absurdes. C’est ce qui explique les étranges préventions, les erreurs et les contradictions dont fourmillent les critiques appartenant aux deux camps opposés des défenseurs des arts antique et gothique. Ces deux arts n’ont besoin d’être défendus ni l’un ni l’autre, ils sont tous deux la conséquence de deux civilisations partant de principes différents. On peut préférer la civilisation romaine à la civilisation née avec la monarchie française, on ne peut les mettre à néant ni l’une ni l’autre ; il nous semble inutile de les comparer, mais on trouvera profit à les étudier.

Le monument romain est une sorte de moulage sur forme qui exige l’emploi très-rapide d’une masse énorme de matériaux ; par conséquent un personnel immense d’ouvriers, des moyens d’exploitation et de transport établis sur une très-vaste échelle. Les Romains, qui avaient à leur disposition des armées habituées aux travaux publics, qui pouvaient jeter une population d’esclaves barbares sur une construction, avaient adopté le mode qui convenait le mieux à cet état social. Pour élever un de ces grands édifices alors, il n’était pas besoin d’ouvriers très-expérimentés ; quelques hommes spéciaux pour diriger la construction, des peintres, des stucateurs pour revêtir ces masses de maçonnerie d’une riche enveloppe, quelques artistes grecs pour sculpter les marbres employés, et derrière ces hommes intelligents, des bras pour casser des cailloux, monter de la brique, corroyer du mortier ou pilonner du béton. Aussi quelque éloigné que fût de la métropole le lieu où les Romains élevaient un cirque, des thermes, des aqueducs, des basiliques ou des palais, les mêmes procédés de construction étaient employés, la même forme d’architecture adoptée : le monument romain est romain partout, en dépit du sol, du climat, des matériaux même, et des usages locaux. C’est toujours le monument de la ville de Rome, jamais l’œuvre d’un artiste. Du moment que Rome met le pied quelque part elle domine seule, en effaçant tout ce qui lui est étranger ; c’est là sa force, et ses arts suivent l’impulsion donnée par sa politique. Lorsqu’elle s’empare d’un territoire, elle n’enlève au peuple conquis ni ses dieux ni ses coutumes locales, mais elle plante ses temples, elle bâtit ses immenses édifices publics, elle établit son administration politique, et bientôt l’importance de ses établissements, son organisation administrative absorbent les derniers vestiges des civilisations sur lesquelles elle projette sa grande ombre. Certes il y a là un beau sujet d’études et d’observations, mais au milieu de cette puissance inouïe, l’homme dispa-