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Page:Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, tome 1.djvu/297

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dans notre siècle à considérer l’art comme une superfluité que les riches seuls peuvent se permettre ; nos collèges, nos maisons d’écoles, nos hospices, nos séminaires, sembleraient aux yeux de certaines personnes ne pas remplir leur but, s’ils n’étaient pas froids et misérables d’aspect, repoussants, dénués de tout sentiment d’art ; la laideur paraît imposée dans nos programmes d’établissements d’éducation ou d’utilité publique ; comme si ce n’était pas un des moyens les plus puissants de civilisation que d’habituer les yeux à la vue des choses convenables et belles à la fois ; comme si l’on gagnait quelque chose à placer la jeunesse et les classes inférieures au milieu d’objets qui ne parlent pas aux yeux, et ne laissent qu’un souvenir froid et triste ! C’est à partir du moment où l’égalité politique est entrée dans les mœurs de la nation qu’on a commencé à considérer l’art comme une chose de luxe et non plus comme une nourriture commune, aussi nécessaire et plus nécessaire peut-être aux pauvres qu’aux riches. Les bénédictins ne traitaient pas les questions d’utilité avec le pédantisme moderne, mais en fertilisant le sol, en établissant des usines, en desséchant des marais, en appelant les populations des campagnes au travail, en instruisant la jeunesse, ils habituaient les yeux aux belles et bonnes choses ; leurs constructions étaient durables, bien appropriées aux besoins et gracieuses cependant, et loin de leur donner un aspect repoussant ou de les surcharger d’ornements faux, de décorations menteuses, ils faisaient en sorte que leurs écoles, leurs couvents, leurs églises, laissassent des souvenirs d’art qui devaient fructifier dans l’esprit des populations. Ils enseignaient la patience et la résignation aux pauvres, mais ils connaissaient les hommes, sentaient qu’en donnant aux classes ignorantes et déshéritées, la distraction des yeux à défaut d’autre, il faut se garder du faux luxe, et que l’enseignement purement moral ne peut convenir qu’à des esprits d’élite. Cluny avait bien compris cette mission, et était entrée dans cette voie hardiment ; ses monuments, ses églises, étaient un livre ouvert pour la foule ; les sculptures et les peintures dont elle ornait ses portes, ses frises, ses chapiteaux, et qui retraçaient les histoires sacrées, les légendes populaires, la punition des méchants et la récompense des bons, attiraient certainement plus l’attention du vulgaire, que les éloquentes prédications de saint Bernard. Aussi voyons-nous que l’influence de cet homme extraordinaire (influence qui peut être difficilement comprise par notre siècle où toute individualité s’efface) s’exerce sur les grands, sur les évêques, sur la noblesse et les souverains, sur le clergé régulier qui renfermait alors l’élite intellectuelle de l’Occident ; mais en s’élevant par sa haute raison au-dessus des arts plastiques, en les proscrivant comme une monstrueuse et barbare interprétation des textes sacrés, il se mettait en dehors de son temps, il déchirait les livres du peuple ; et si sa parole émouvante, lui vivant, pouvait remplacer ces images matérielles, après lui, l’ordre monastique eût perdu un de ses plus puissants moyens d’influence, s’il eût tout entier adopté les principes de l’abbé de Clairvaux. Il n’en fut pas ainsi, et le XIIIe siècle commençait à peine, que les cisterciens eux-mêmes,