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oubliant la règle sévère de leur ordre, appelaient la peinture et la sculpture pour parer leurs édifices.

Cette constitution si forte des deux plus importantes abbayes de l’Occident, Cluny et Cîteaux, toutes deux bourguignonnes, donne à toute l’architecture de cette province un caractère particulier, un aspect robuste et noble qui n’existe pas ailleurs et qui reste imprimé dans ses monuments jusque vers le milieu du XIIIe siècle. Les clunistes avaient formé une école d’artistes et d’artisans très-avancée dans l’étude de la construction et des combinaisons architectoniques, des sculpteurs habiles, dont les œuvres sont empreintes d’un style remarquable ; c’est quelque chose de grand, d’élevé, de vrai, qui frappe vivement l’imagination, et se grave dans le souvenir. L’école de statuaire des clunistes possède une supériorité incontestable sur les écoles contemporaines du Poitou et de la Saintonge, de la Provence, de l’Aquitaine, de la Normandie, de l’Alsace, et même de l’Île-de-France. Quand on compare la statuaire et l’ornementation de Vézelay des XIe et XIIe siècles, de Dijon, de Souvigny, de la Charité-sur-Loire, de Charlieu, avec celle des provinces de l’ouest et du nord, on demeure convaincu de la puissance de ces artistes, de l’unité d’école à laquelle ils s’étaient formés (Voy. Sculpture). Les grandes abbayes bourguignonnes établies dans des contrées où la pierre est abondante et d’une excellente qualité, avaient su profiter de la beauté, de la dimension et de la force des matériaux tirés du sol, pour donner à leurs édifices cette grandeur et cette solidité qui ne se retrouvent plus dans les provinces où la pierre est rare, basse et fragile. L’architecture de Cluny, riche déjà dès le XIe siècle, fine dans ses détails, pouvait encore être imitée dans des contrées moins favorisées en matériaux ; mais le style d’architecture adopté par les cisterciens était tellement inhérent à la nature du calcaire bourguignon qu’il ne put se développer ailleurs que dans cette province. Ces raisons purement matérielles, et les tendances générales des ordres monastiques vers le luxe extérieur, tendances vainement combattues, contribuèrent à limiter l’influence architectonique de la règle de Cîteaux. Pendant que saint Bernard faisait de si puissants efforts pour arrêter la décadence, déjà prévue par lui, de l’ordre bénédictin, une révolution dans l’enseignement allait enlever aux établissements monastiques leur prépondérance intellectuelle.

Au XIIe siècle après de glorieuses luttes, des travaux immenses, l’ordre monastique réunissait dans son sein tous les pouvoirs. Saint Bernard représente le principe religieux intervenant dans les affaires temporelles, les gouvernant même quelquefois ; Suger, abbé de Saint-Denis, c’est le religieux homme d’État, c’est un ministre, un régent de France. Pierre le Vénérable personnifie la vie religieuse ; il est, comme le dit fort judicieusement M. de Rémusat, « l’idéal du moine[1]. » À côté de ces trois hommes apparaît Abeilard, l’homme de la science (voy. Architecture, développements de l’). Deux écoles célèbres déjà au commencement du XIIe siècle

  1. Saint-Anselme de Cant., par M. C. de Rémusat, Paris, 1853 ; voir les chap. I et II.