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œil afin de permettre de hisser facilement des projectiles sur les chemins de ronde supérieurs et de donner des ordres du sommet aux gens postés dans la salle du premier étage.

Le principal défaut de ces forteresses, en se reportant même au temps où elles ont été bâties, c’est la complication des moyens défensifs, l’exiguïté des passages, ces dispositions de détail multipliées, ces chicanes qui, dans un moment de presse, ralentissaient l’action de la défense, l’empêchaient d’agir avec vigueur et promptitude sur un point attaqué. Ces donjons des XIe et XIIe siècles sont plutôt faits pour se garantir des surprises et des trahisons que contre une attaque de vive force dirigée par un capitaine hardi et tenace. De ces sommets étroits, encombrés, on se défendait mal. Au moment d’une alerte un peu chaude, les défenseurs, par leur empressement même, se gênaient réciproquement, encombraient les chemins de ronde, s’égaraient dans les nombreux détours de la forteresse. Aussi, quand des princes devinrent assez puissants pour mettre en campagne des armées passablement organisées, nombreuses et agissant avec quelque ensemble, ces donjons romans ne purent se défendre autrement que par leur masse. Leurs garnisons, réduites à un rôle presque passif, ne pouvaient faire beaucoup de mal à des assaillants bien couverts par des mantelets ou des galeries, procédant avec méthode et employant déjà des engins d’une certaine puissance. Philippe-Auguste et son terrible adversaire, Richard-Cœur-de-Lion, tous deux grands preneurs de places, tenaces dans l’attaque, possédant des corps armés pleins de confiance dans la valeur de leurs chefs, excellents ingénieurs pour leur temps, firent une véritable révolution dans l’art de fortifier les places et particulièrement les donjons. Tous deux sentirent l’inutilité et le danger même, au point de vue de la défense, de ces détours prodigués dans les dernières forteresses romanes. Nous avons essayé de faire ressortir l’importance de la citadelle des Andelys, le Château-Gaillard, bâti sous la direction et sous les yeux de Richard[1] ; le donjon de cette forteresse est, pour le temps, une œuvre tout à fait remarquable. Le premier, Richard remplaça les hourds de bois des crénelages par des mâchicoulis de pierre, conçus de manière à enfiler entièrement le pied de la fortification du côté attaquable.

La vue perspective (30) du donjon du Château-Gaillard, prise du côté de la poterne, explique la disposition savante de ces mâchicoulis, composés d’arcs portés sur des contre-forts plus larges au sommet qu’à la base et naissant sur un talus prononcé très-propre à faire ricocher les projectiles lancés par les larges rainures laissées entre ces arcs et le nu du mur. Le plan (31) de ce donjon, pris au niveau de la poterne qui s’ouvre au premier étage, fait voir la disposition de cette poterne P, avec sa meurtrière enfilant la rampe très-roide qui y conduit et le large mâchicoulis qui la surmonte ; les fenêtres ouvertes du côté de l’escarpement ; l’éperon saillant A renforçant la tour du côté attaquable et contraignant l’assaillant à se démasquer ; le

  1. Voy. Château, fig. 11 et 44.