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tiques à ses architectes, il lui fallait nécessairement faire venir des professeurs de Byzance, de Damas, ou de Cordoue ; et ces semences exotiques jetées en Occident parmi des populations qui avaient leur génie propre, devaient produire un art qui n’était ni l’art romain ni l’art d’Orient, mais qui, partant de ces deux origines, devait produire un nouveau tronc tellement vivace, qu’il allait après quelques siècles étendre ses rameaux jusque sur les contrées d’où il avait tiré son germe.

On a répété à satiété que les croisades avaient eu une grande influence sur l’architecture occidentale ; c’est une croyance que l’étude des monuments vient plutôt détruire que confirmer. Si les arts et les sciences, conservés et cultivés par les Maures, ont jeté des éléments nouveaux dans l’architecture occidentale, c’est bien plutôt pendant le VIIIe siècle. Charlemagne dut être frappé des moyens employés par les infidèles pour gouverner et policer les populations. De son temps déjà les disciples de Mahomet avaient établi des écoles célèbres où toutes les sciences connues alors étaient enseignées ; ces écoles, placées pour la plupart à l’ombre des mosquées, purent lui fournir les modèles de ses établissements à la fois religieux et enseignants. Cette idée, du reste, sentait son origine grecque, et les nestoriens avaient bien pu la transmettre aux arabes ; quoi qu’il en soit, Charlemagne avait des rapports plus directs avec les infidèles qu’avec la cour de Byzance, et s’il ménageait les mahométans plus que les Saxons, par exemple, frappés sans relâche par lui jusqu’à leur complète conversion, c’est qu’il trouvait chez les Maures une civilisation très-avancée, des mœurs policées, des habitudes d’ordre, et des lumières dont il profitait pour parvenir au but principal de son règne, l’éducation. Il trouvait enfin en Espagne plus à prendre qu’à donner.

Sans être trop absolu, nous croyons donc que le règne de Charlemagne peut être considéré comme l’introduction des arts modernes en France ; pour faire comprendre notre pensée par une image, nous dirons qu’à partir de ce règne, si la coupe et la forme du vêtement restent romaines, l’étoffe est orientale. C’est plus particulièrement dans les contrées voisines du siége de l’empire, et dans celles où Charlemagne fit de longs séjours, que l’influence orientale se fait sentir : c’est sur les bords du Rhin, c’est dans le Languedoc, et le long des Pyrénées, que l’on voit se conserver longtemps, et jusqu’au XIIIe siècle, la tradition de certaines formes évidemment importées, étrangères à l’art romain.

Mais malgré son système administratif fortement établi, Charlemagne n’avait pu faire pénétrer partout également l’enseignement des arts et des sciences auquel il portait une si vive sollicitude. En admettant même qu’il ait pu (ce qu’il nous est difficile d’apprécier aujourd’hui, les exemples nous manquant), par la seule puissance de son génie tenace, donner à l’architecture des bords du Rhin aux Pyrénées, une unité factice en dépit des différences de nationalités, cette grande œuvre dut s’écrouler après lui. Charlemagne avait de fait réuni sur sa tête la puissance spirituelle et la puissance temporelle ; il s’agissait de sauver la civilisation, et les souverains