Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/273

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inspirée ? Le lecteur n’a pas une minute cette impression, tant le narrateur sait garder la note juste. Non, c’est un peu de jeunesse et d’humanité qui remonte à la surface de cette âme écrasée : comment lui en vouloir ? Et puis, cette cruauté s’explique par le malentendu des deux sentiments ; pour elle, ce n’est qu’une amitié qui restera fidèle, reconnaissante, bien qu’un peu moins étroite : comment comprendrait-elle que pour lui, c’est le désespoir ? Car une des conditions du mariage est de partir aussitôt pour une province éloignée. Jusqu’à la dernière heure, Diévouchkine répond aux lettres avec des détails minutieux sur les commissions dont il s’acquitte, avec de grands efforts pour se reconnaître dans les dentelles et les rubans ; à peine si un frisson réprimé trahit çà et là l’épouvante qui l’envahit, à l’idée de l’abandon prochain ; mais dans la dernière lettre, le cœur déchiré se fend, le malheureux homme voit devant lui son affreux reste de vie, seule, vide ; il ne sait plus ce qu’il écrit ; et néanmoins sa plainte est discrète, il ne semble pas deviner encore tout le secret de sa douleur. Le drame finit sur ce gémissement, prolongé dans la solitude, derrière le train qui sépare les « pauvres gens ».

Il y a déjà quelques longueurs dans ce premier livre ; mais le défaut est bien moins sensible qu’il ne le sera par la suite. Certains tableaux sont saisis en pleine réalité, avec une vigueur tragique. ― La jeune femme raconte la mort d’un étudiant, son voisin dans la maison, et le désespoir du père, un vieillard simple et illettré, qui vivait dans une admiration craintive pour l’intelligence de son fils, si savant.