Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/274

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« Anna Féodorovna, notre propriétaire, s’occupa des obsèques. Elle acheta une bière toute simple et loua un charretier avec son tombereau. Pour se couvrir de ses dépenses, Anna Féodorovna prit tous les livres et toutes les hardes du défunt. Le vieux se querella avec elle, il fit grand tapage et lui arracha autant de livres qu’il put ; il fut comme hébété, sans mémoire ; il tournait sans relâche autour du cercueil, d’un air affairé, cherchant à se rendre utile ; tantôt il arrangeait les couronnes placées sur le corps, tantôt il allumait ou changeait les cierges. On voyait que ses idées ne pouvaient se fixer sur rien avec suite.

« Ni ma mère ni Arma Féodorovna n’allèrent à l’église pour l’absoute. Ma mère était malade, Anna Féodorovna s’était disputée avec le vieux et ne voulait plus se mêler de rien. J’allai seule avec lui. Pendant la cérémonie, je fus prise d’une peur vague, comme un pressentiment d’avenir ; je pouvais à peine me tenir sur mes jambes. Enfin on cloua le cercueil, on le chargea sur la charrette et on l’emmena, le charretier fit prendre le trot à son cheval. Le vieux courait derrière et sanglotait bruyamment. Ses sanglots étaient haletants, coupés de hoquets par l’essoufflement de la course. Le pauvre homme perdit son chapeau et ne s’arrêta pas pour le ramasser. La plaie ruisselait sur sa tête ; un vent froid s’éleva, la pluie se changea en givre qui piquait le visage. Le vieux semblait ne pas s’apercevoir de cet affreux temps ; il courait toujours en sanglotant d’un côté de la charrette à l’autre. Les pans de sa redingote usée battaient au vent, comme de grandes ailes ; de toutes ses poches des livres tombaient ; il avait dans les mains un gros volume et l’étrei-