Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/282

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épargnée. Durant sa dernière année de liberté, l’obsession de maladies chimériques, le trouble de ses nerfs et les « frayeurs mystiques[1] » le menaient droit au dérangement mental, à l’en croire ; il ne fut sauvé, assure-t-il, que par ce brusque changement d’existence, par la nécessité de se roidir contre les coups qui l’accablèrent alors. Je le veux bien ; les secrets de l’âme sont insaisissables, et il est certain que rien ne guérit des maux imaginaires comme un malheur véritable ; pourtant, j’incline à penser qu’il y avait quelque illusion d’orgueil de cette affirmation. À lire attentivement toutes les œuvres ultérieures du romancier, on retrouve toujours un point où l’ébranlement cérébral de cette affreuse minute est persistant. Dans chacun de ses livres, il ramènera une scène pareille, le récit ou le rêve d’une exécution capitale, et il s’acharnera à l’étude psychologique du condamné qui va mourir ; remarquez l’intensité particulière de ces pages, on y sent l’hallucination d’un cauchemar qui habite dans quelque retraite douloureuse du cerveau.

L’arrêt impérial, moins rigoureux pour l’écrivain que pour les autres, réduisait sa peine à quatre ans de travaux forcés ; ensuite, l’inscription au service comme simple soldat, avec perte de la noblesse, des droits civils. Les déportés montèrent séance tenante dans les

  1. « Dès que venait le crépuscule, je tombais par degrés dans cet état d’âme qui s’empare de moi si souvent, la nuit, depuis que je suis malade, et que j’appellerai frayeur mystique. C’est une crainte accablante de quelque chose que je ne puis définir ni concevoir, qui n’existe pas dans l’ordre des choses, mais qui peut-être va se réaliser soudain, à cette minute même, apparaître et se dresser devant moi, comme un fait inexorable, horrible, difforme. » (Humiliés et offensés, p. 55.)