Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/286

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

crime d’opinion ; le but de l’auteur est atteint, c’est à la suite d’un innocent que nous entrons en enfer.

Une caserne entre des remparts ; trois à quatre cents forçats venus de tous les points de l’horizon, un microcosme qui est la fidèle image de la Russie, avec sa mosaïque de nationalités : des Tatars, des Kirghiz, des Polonais, des Lesghiens, un Juif. Durant dix années d’un formidable ennui, la seule occupation de Goriantchikof, ― lisez : de Dostoïevsky, sera d’observer ces pauvres âmes ; il en résulte d’incomparables études psychologiques. Peu à peu, sous la livrée uniforme de ces misérables, sous la physionomie farouche et taciturne qui leur est commune, nous voyons se dessiner des caractères, des créatures humaines analysées dans le plus profond de leurs instincts. L’observateur enveloppe d’une large sympathie tous les « malheureux » qui l’entourent ; c’est le terme pour lequel le peuple russe désigne invariablement les victimes de la justice ; l’écrivain se sert volontiers de ce terme[1] ; on sent que lui aussi évite de penser à la faute pour s’attendrir sur la tristesse de l’expiation, pour rechercher, ― car c’est là son souci constant, ― l’étincelle divine qui subsiste toujours chez le plus dégradé. Quelques-uns des forçats lui racontent leur histoire ; c’est la matière de petits chapitres dramatiques, chefs-d’œuvre de naturel et de sentiment ; les plus achevés sont les récits de deux meurtriers par amour : le soldat Baklouchine et le mari d’Akoulina. Pour d’autres, le philoso-

  1. Bossuet dit, dans le même sentiment : « Alors on commence à se souvenir qu’il y a des malheureux qui gémissent dans les prisons, et des pauvres délaissés qui meurent de faim et de maladie dans quelque coin ténébreux. » (sermon sur la dévotion à la Vierge.)