Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/287

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phe ne s’inquiète pas de fouiller dans leur passé ; il se complaît à peindre leur nature morale en elle-même, avec ce procédé large et flottant, ce pourtour vague de pénombre qu’affectionnent les auteurs russes. Ils voient les choses et les figures dans le jour gris de la première aube ; les contours, mal arrêtés, finissent dans un possible confus et nuageux ; ce sont des portraits de M. Henner en regard de nos portraits d’Ingres. Et la langue, surtout cette langue populaire qu’emploie volontiers Dostoïevsky, s’y prête merveilleusement, avec son indétermination et sa fluidité.

La plupart de ces natures peuvent se ramener à un type commun : l’excès d’impulsion, l’otchaïanié, cet état de cœur et d’esprit pour lequel je m’efforce vainement de trouver un équivalent dans notre langue. Dostoïevsky l’analyse en maint endroit : « C’est la sensation d’un homme qui, du haut d’une tour élevée, se penche sur l’abîme béant et éprouve un frisson de volupté à l’idée qu’il pourrait se jeter la tête la première. Plus vite, et finissons-en pense-t-il. Parfois ce sont des gens très-paisibles, très-ordinaires, qui pensent ainsi… L’homme trouve une jouissance dans l’horreur qu’il inspire aux autres… Il tend toute son âme dans un désespoir effréné, et ce désespéré appelle le châtiment comme une solution, comme quelque chose qui « décidera » pour lui… » ― Dans un roman auquel nous viendrons tout à l’heure, l’Idiot, notre auteur cite un exemple topique de ces attaques de caprice, un fait réel, à ce qu’il assure.

« Deux paysans, hommes d’âge, amis qui se connaissaient depuis longtemps, arrivèrent dans une auberge ; ils n’étaient ivres ni l’un ni l’autre. Ils prirent le thé et