Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/304

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plus sensés, fut atteint sous mes yeux d’un accès de folie qui le conduisit au tombeau. Il vivait seul dans une chambre meublée. Au commencement de décembre, à la reprise des grandes gelées, il apparut un jour chez moi et me demanda avec larmes de le secourir contre les persécutions et les ennuis auxquels il se disait en butte dans son logement. Je lui offris de rester chez moi. Quelques jours plus tard, comme je rentrais après minuit, je le trouvai ne dormant pas ; de la chambre où il couchait, il engagea avec moi une conversation assez incohérente. Je le priai de cesser et de dormir, je m’assoupis. Au bout d’une heure ou deux, je fus réveillé par un bruit de paroles. J’écoutai dans l’obscurité ; c’était mon hôte qui parlait avec lui-même. Il haussait le ton de plus en plus, il s’assit sur son lit pour continuer. Je compris que c’était le délire de la folie. Que faire ? Il était trop tard pour aller chez le médecin ou à l’hôpital, j’attendis jusqu’à l’aube. Durant cinq ou six heures, je l’entendis délirer ainsi. Comme je connaissais toutes les pensées et les façons de s’exprimer de mon ami, je démêlai, si je puis dire, la folie secrète de cette folie. C’était un chaos d’idées et de paroles qui m’étaient depuis longtemps familières ; on eût dit que toute l’âme du malheureux Dolgomostief, que toutes ses pensées et ses sentiments étaient pulvérisés en menus flocons, et que ces flocons se réunissaient de la manière la plus inattendue. Il nous arrive quelque chose de semblable au réveil, quand les images et les paroles qui emplissent notre esprit se condensent dans des créations bizarres, insensées… Un seul lien rattachait ces divagations, l’idée fixe de trouver une nouvelle direction politique pour