Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/305

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notre parti. Je reconnus avec tristesse et terreur, dans le délire de mon ami, les discussions et les thèses qui occupaient nuit et jour, depuis quelques années, tout notre petit cénacle du journal[1]. »

Ainsi éclatèrent quelques-uns de ces cerveaux, trop gonflés d’espérances. Dans les autres, le désenchantement fit le vide ; le nihilisme s’y installa en maître, successeur logique, fatal, des enthousiasmes déçus. C’est l’heure où il apparaît ; à partir de cette heure, il absorbe le roman comme la politique. Dostoïevsky abandonne l’idéal purement artistique, il se dégage de l’influence de Gogol et se consacre à l’étude de l’esprit nouveau.

En 1865, une suite d’années lamentables commence pour notre auteur. Il a eu son second journal tué sous lui, et il reste écrasé sous le poids des dettes que laisse l’entreprise ; il a perdu coup sur coup sa femme et son frère Michel, associé à ses travaux. Pour échapper à ses créanciers, il fuit à l’étranger, traîne en Allemagne et en Italie une misérable vie ; malade, sans cesse arrêté dans son travail par les attaques d’épilepsie, il ne revient que pour solliciter quelques avances de ses éditeurs ; il se désespère dans ses lettres sur les traités qui le garrottent. Tout ce qu’il a vu en Occident l’a laissé assez indifférent ; une seule chose l’a frappé, une exécution capitale dont il fut témoin à Lyon ; ce spectacle lui a remis en mémoire la place de Séménovski, il le fera raconter à satiété par les personnages de ses futurs romans. Et malgré tout, il écrit à cette date : « Avec

  1. Strakhof, Souvenirs, au t. Ier des Œuvres complètes de Dostoïevsky.