Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/313

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les morceaux détachés signifient de moins en moins ; ce qui est infiniment curieux, c’est la trame du récit et des dialogues, ourdie de menues mailles électriques, où l’on sent courir sans interruption un frisson mystérieux. Tel mot auquel on ne prenait pas garde, tel petit fait qui tient une ligne, ont leur contre-coup cinquante pages plus loin ; il faut se les rappeler pour s’expliquer les transformations d’une âme dans laquelle ces germes déposés par le hasard ont obscurément végété. Ceci est tellement vrai, que la suite devient inintelligible dès qu’on saute quelques pages. On se révolte contre la prolixité de l’auteur, on veut le gagner de vitesse, et aussitôt on ne comprend plus ; le courant magnétique est interrompu. C’est du moins ce que me disent toutes les personnes qui ont fait cette épreuve. Où sont nos excellents romans qu’on peut indifféremment commencer par l’un ou l’autre bout ? Celui-ci ne délasse pas, il fatigue, comme les chevaux de sang, toujours en action ; ajoutez la nécessité de se reconnaître entre une foule de personnages, figures cauteleuses qui glissent à l’arrière-plan avec des allures d’ombres ; il en résulte pour le lecteur un effort d’attention et de mémoire égal à celui qu’exigerait un traité de philosophie ; c’est un plaisir ou un inconvénient, suivant les catégories de lecteurs. D’ailleurs, une traduction, si bonne soit-elle, n’arrive guère à rendre cette palpitation continue ces dessous du texte original.

On ne peut s’empêcher de plaindre l’homme qui a écrit un pareil livre, si visiblement tiré de sa propre substance. Pour comprendre comment il y fut amené, il est bon d’avoir présent ce qu’il disait à un ami de son