Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/318

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dénoûment imprévu à toutes les scènes d’émotion. Le romancier s’en est donné à cœur joie de les décrire ; il nous assure qu’une extase infinie inonde tout l’être durant les quelques secondes qui précèdent l’attaque ; on peut l’en croire sur parole. Ce sobriquet, « l’idiot », est resté au prince Muichkine, parce que, dans sa jeunesse, la maladie avait altéré ses facultés et qu’il est toujours demeuré bizarre. Ces données pathologiques une fois acceptées, ce caractère de fiction est développé avec une persistance et une vraisemblance étonnantes. Dostoïevsky s’était proposé d’abord de transporter dans la vie contemporaine le type du don Quichotte, l’idéal redresseur de torts ; çà et là, la préoccupation de ce modèle est évidente ; mais bientôt, entraîné par sa création, il vise plus haut, il ramasse dans l’âme où il s’admire lui-même les traits les plus sublimes de l’Évangile, il tente un effort désespéré pour agrandir la figure sus proportions morales d’un saint.

Imaginez un être d’exception qui serait homme par la maturité de l’esprit, par la plus haute raison, tout en restant enfant par la simplicité du cœur ; qui réaliserait, en un mot, le précepte évangélique : « Soyez comme des petits enfants ». Tel est le prince Muichkine, « l’idiot ». La maladie nerveuse s’est chargée, par un heureux hasard, d’accomplir ce phénomène ; elle a aboli les parties de l’intellect où résident nos défauts : l’ironie, l’arrogance, l’égoïsme, la concupiscence ; les parties nobles se sont librement développées. Au sortir de la maison de santé, ce jeune homme extraordinaire est jeté dans le courant de la vie commune ; il semble qu’il y va périr, n’ayant pas pour se défendre les vilaines armes