Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/319

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que nous y portons : point du tout. Sa droiture simple est plus forte que les ruses conjurées contre lui ; elle résout toutes les difficultés, elle sort victorieuse de toutes les embûches. Sa sagesse naïve a le dernier mot dans les discussions, des mots d’un ascétisme profond, comme ceux-ci, dits à un mourant : « Passez devant nous et pardonnez-nous notre bonheur. » Ailleurs il dira : « Je crains de n’être pas digne de ma souffrance. » Et cent autres semblables. Il vit dans un monde d’usuriers, de menteurs, de coquins ; ces gens le traitent d’idiot, mais l’entourent de respect et de vénération ; ils subissent son influence et deviennent meilleurs. Les femmes aussi rient d’abord de l’idiot, elles finissent toutes par s’éprendre de lui ; il ne répond à leurs adorations que par une tendre pitié, par cet amour de compassion, le seul que Dostoïevsky permette à ses élus.

Sans cesse l’écrivain revient à son idée obstinée, la suprématie du simple d’esprit et du souffrant ; je voudrais pourtant la creuser jusqu’au fond. Pourquoi cet acharnement de tous les idéalistes russes contre la pensée, contre la plénitude de la vie ? Voici, je crois, la raison secrète et inconsciente de cette déraison. Ils ont l’instinct de cette vérité fondamentale que vivre, agir, penser, c’est faire une œuvre inextricable, mêlée de mal et de bien ; quiconque agit crée et détruit en même temps, se fait sa place aux dépens de quelqu’un ou de quelque chose. Donc ne pas penser, ne pas agir, c’est supprimer cette fatalité, la production du mal à côté du bien et, comme le mal les affecte plus que le bien, ils se réfugient dans le recours au néant, ils admirent et