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MÉMOIRES.

faveur et de ma fortune. « Laissez faire, lui dit le roi, on presse l’orange, et on la jette quand on a avalé le jus ». La Mettrie ne manqua pas de me rendre ce bel apophthegme, digne de Denys de Syracuse.

Je résolus dès lors de mettre en sûreté les pelures de l’orange. J’avais environ trois cent mille livres à placer. Je me gardai bien de mettre ce fonds dans les États de mon Alcine ; je le plaçai avantageusement sur les terres que le duc de Wurtemberg possède en France. Le roi, qui ouvrait toutes mes lettres, se douta bien que je ne prétendais pas rester auprès de lui. Cependant la fureur de faire des vers le possédait comme Denys. Il fallait que je rabotasse continuellement, et que je revisse encore son Histoire de Brandebourg[1], et tout ce qu’il composait.

La Mettrie mourut après avoir mangé chez milord Tyrconnel, envoyé de France, tout un pâté farci de truites, après un très-long dîner. On prétendit qu’il s’était confessé avant de mourir ; le roi en fut indigné : il s’informa exactement si la chose était vraie ; on l’assura que c’était une calomnie atroce, et que La Mettrie était mort comme il avait vécu, en reniant Dieu et les médecins. Sa Majesté, satisfaite, composa sur-le-champ son oraison funèbre, qu’il fit lire en son nom à l’assemblée publique de l’Académie par Darget, son secrétaire ; et il donna six cents livres de pension à une fille de joie que La Mettrie avait amenée de Paris, quand il avait abandonné sa femme et ses enfants.

Maupertuis, qui savait l’anecdote de l’écorce d’orange, prit son temps pour répandre le bruit que j’avais dit que la charge d’athée du roi était vacante. Cette calomnie ne réussit pas ; mais il ajouta ensuite que je trouvais les vers du roi mauvais, et cela réussit.

Je m’aperçus que depuis ce temps-là les soupers du roi n’étaient plus si gais ; on me donnait moins de vers à corriger : ma disgrâce était complète.

Algarotti, Darget, et un autre Français nommé Chazot, qui était un de ses meilleurs officiers, le quittèrent tous à la fois. Je me disposais à en faire autant. Mais je voulus auparavant me donner le plaisir de me moquer d’un livre que Maupertuis venait d’imprimer. L’occasion était belle ; on n’avait jamais rien écrit de si ridicule et de si fou. Le bonhomme proposait sérieusement

  1. Publiée sous le titre de Mémoires pour servir à l’Histoire de Brandebourg, 1750, deux volumes in-8o ; le commencement de cet ouvrage a été imprimé, en 1748, dans le tome second des Mémoires de l’Académie de Berlin.