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MÉMOIRES.

de faire un voyage droit aux deux pôles ; de disséquer des têtes de géants pour connaître la nature de l’âme par leurs cervelles ; de bâtir une ville où l’on ne parlerait que latin ; de creuser un trou jusqu’au noyau de la terre ; de guérir les maladies en enduisant les malades de poix résine ; et enfin de prédire l’avenir en exaltant son âme.

Le roi rit du livre, j’en ris, tout le monde en rit. Mais il se passait alors une scène plus sérieuse, à propos de je ne sais quelle fadaise de mathématique que Maupertuis voulait ériger en découverte. Un géomètre plus savant, nommé Koenig, bibliothécaire de la princesse d’Orange à la Haye, lui fit apercevoir qu’il se trompait, et que Leibnitz, qui avait autrefois examiné cette vieille idée, en avait démontré la fausseté dans plusieurs de ses lettres, dont il lui montra des copies.

Maupertuis, président de l’Académie de Berlin, indigné qu’un associé étranger lui prouvât ses bévues, persuada d’abord au roi que Koenig, en qualité d’homme établi en Hollande, était son ennemi, et avait dit beaucoup de mal de la prose et de la poésie de Sa Majesté à la princesse d’Orange.

Cette première précaution prise, il aposta quelques pauvres pensionnaires de l’Académie qui dépendaient de lui, et fit condamner Koenig, comme faussaire, à être rayé du nombre des académiciens. Le géomètre de Hollande avait pris les devants, et avait renvoyé sa patente de la dignité d’académicien de Berlin.

Tous les gens de lettres de l’Europe furent aussi indignés des manœuvres de Maupertuis qu’ennuyés de son livre. Il obtint la haine et le mépris de ceux qui se piquaient de philosophie, et de ceux qui n’y entendaient rien. On se contentait à Berlin de lever les épaules, car le roi ayant pris parti dans cette malheureuse affaire, personne n’osait parler ; je fus le seul qui élevai la voix[1]. Koenig était mon ami ; j’avais à la fois le plaisir de défendre la liberté des gens de lettres avec la cause d’un ami, et celui de mortifier un ennemi qui était autant l’ennemi de la modestie que le mien. Je n’avais nul dessein de rester à Berlin ; j’ai toujours préféré la liberté à tout le reste. Peu de gens de lettres en usent ainsi. La plupart sont pauvres ; la pauvreté énerve le courage ; et tout philosophe à la cour devient aussi esclave que le premier officier de la couronne. Je sentis combien ma liberté devait déplaire à un roi plus absolu que le Grand Turc. C’était un

  1. Voyez tome XXIII, page 559, l’Histoire du docteur Akakia et du natif de Saint-Malo.