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MÉMOIRES.

plaisant roi dans l’intérieur de sa maison, il le faut avouer. Il protégeait Maupertuis, et se moquait de lui plus que de personne. Il se mit à écrire contre lui, et m’envoya son manuscrit dans ma chambre par un des ministres de ses plaisirs secrets, nommé Marvits ; il tourna beaucoup en ridicule le trou au centre de la terre, sa méthode de guérir avec un enduit de poix résine, le voyage au pôle austral, la ville latine, et la lâcheté de son Académie, qui avait souffert la tyrannie exercée sur le pauvre Koenig. Mais comme sa devise était : Point de bruit, si je ne le fais, il fit brûler[1] tout ce qu’on avait écrit sur cette matière, excepté son ouvrage.

Je lui renvoyai son ordre, sa clef de chambellan, ses pensions ; il fit alors tout ce qu’il put pour me garder, et moi tout ce que je pus pour le quitter. Il me rendit sa croix et sa clef[2], il voulut que je soupasse avec lui ; je fis donc encore un souper de Damoclès, après quoi je partis avec promesse de revenir, et avec le ferme dessein de ne le revoir de ma vie.

Ainsi nous fûmes quatre qui nous échappâmes en peu de temps, Chazot, Darget, Algarotti, et moi. Il n’y avait pas en effet moyen d’y tenir. On sait bien qu’il faut souffrir auprès des rois ; mais Frédéric abusait un peu trop de sa prérogative. La société a ses lois, à moins que ce ne soit la société du lion et de la chèvre[3]. Frédéric manquait toujours à la première loi de la société, de ne rien dire de désobligeant à personne. Il demandait souvent à son chambellan Pöllnitz s’il ne changerait pas volontiers de religion pour la qualrième fois, et il offrait de payer cent écus comptant pour sa conversion. « Eh, mon Dieu ! mon cher Pöllnitz, lui disait-il, j’ai oublié le nom de cet homme que vous volâtes à la Haye, en lui vendant de l’argent faux pour du fin ; aidez un peu ma mémoire, je vous prie. » Il traitait à peu près de même le pauvre d’Argens. Cependant ces deux victimes restèrent, Pöllnitz, ayant mangé tout son bien, était obligé d’avaler ces couleuvres pour vivre : il n’avait pas d’autre pain ; et d’Argens n’avait pour tout bien dans le monde que ses Lettres juives, et sa femme, nommée Cochois, mauvaise comédienne de province, si laide qu’elle ne pouvait rien gagner à aucun métier, quoiqu’elle en fît plusieurs. Pour Maupertuis, qui avait été assez malavisé pour placer son bien à Berlin, ne songeant pas qu’il vaut mieux avoir cent pistoles dans un pays libre que mille dans

  1. Le 24 décembre 1752 ; voyez tome XXIII, page 561.
  2. Voyez la note, tome XV, page 131.
  3. La Fontaine, livre Ier, fable vi.