Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
52
MÉMOIRES.

ans, avec des Français peu disciplinables, ce qu’on avait fait pendant cinquante ans avec des Prussiens ; on avait même changé les manœuvres en France presque à chaque revue, de sorte que les officiers et les soldats, ayant mal appris des exercices nouveaux, et tous différents les uns des autres, n’avaient rien appris du tout, et n’avaient réellement aucune discipline ni aucun exercice. En un mot, à la seule vue des Prussiens, tout fut en déroute, et la fortune fit passer Frédéric, en un quart d’heure, du comble du désespoir à celui du bonheur et de la gloire.

Cependant il craignait que ce bonheur ne fût très-passager ; il craignait d’avoir à porter tout le poids de la puissance de la France, de la Russie, et de l’Autriche, et il aurait bien voulu détacher Louis XV de Marie-Thérèse.

La funeste journée de Rosbach faisait murmurer toute la France contre le traité de l’abbé de Bernis avec la cour de Vienne. Le cardinal de Tencin, archevêque de Lyon, avait toujours conservé son rang de ministre d’État, et une correspondance particulière avec le roi de France ; il était plus opposé que personne à l’alliance avec la cour autrichienne. Il m’avait fait à Lyon une réception dont il pouvait croire que j’étais peu satisfait : cependant l’envie de se mêler d’intrigues, qui le suivait dans sa retraite, et qui, à ce qu’on prétend, n’abandonne jamais les hommes en place, le porta à se lier avec moi pour engager Mme  la margrave de Baireuth à s’en remettre à lui, et à lui confier les intérêts du roi son frère. Il voulait réconcilier le roi de Prusse avec le roi de France, et croyait procurer la paix. Il n’était pas bien difficile de porter Mme  de Baireuth et le roi son frère à cette négociation ; je m’en chargeai avec d’autant plus de plaisir que je voyais très-bien qu’elle ne réussirait pas.

Mme  la margrave de Baireuth écrivit de la part du roi son frère. C’était par moi que passaient les lettres de cette princesse et du cardinal : j’avais en secret la satisfaction d’être l’entremetteur de cette grande affaire, et peut-être encore un autre plaisir, celui de sentir que mon cardinal se préparait un grand dégoût. Il écrivit une belle lettre au roi en lui envoyant celle de la margrave ; mais il fut tout étonné que le roi lui répondit assez sèchement que le secrétaire d’État des affaires étrangères l’instruirait de ses intentions.

En effet l’abbé de Bernis dicta au cardinal la réponse qu’il devait faire : cette réponse était un refus net d’entrer en négociation. Il fut obligé de signer le modèle de la lettre que lui envoyait