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MÉMOIRES.

l’abbé de Bernis ; il m’envoya cette triste lettre qui finissait tout, et il en mourut de chagrin au bout de quinze jours[1].

Je n’ai jamais trop conçu comment on meurt de chagrin, et comment des ministres et de vieux cardinaux, qui ont l’âme si dure, ont pourtant assez de sensibilité pour être frappés à mort par un petit dégoût : mon dessein avait été de me moquer de lui, de le mortifier, et non pas de le faire mourir.

Il y avait une espèce de grandeur dans le ministère de France à refuser la paix au roi de Prusse, après avoir été battu et humilié par lui ; il y avait de la fidélité et bien de la bonté de se sacrifier encore pour la maison d’Autriche : ces vertus furent longtemps mal récompensées par la fortune.

Les Hanovriens, les Brunsvickois, les Hessois, furent moins fidèles à leurs traités, et sen trouvèrent mieux. Ils avaient stipulé avec le maréchal de Richelieu qu’ils ne serviraient plus contre nous ; qu’ils repasseraient l’Elbe, au delà duquel on les avait renvoyés ; ils rompirent leur marché des Fourches-Caudines, dès qu’ils surent que nous avions été battus à Rosbach. L’indiscipline, la désertion, les maladies, détruisirent notre armée, et le résultat de toutes nos opérations fut, au printemps de 1758, d’avoir perdu trois cents millions et cinquante mille hommes en Allemagne pour Marie-Thérèse, comme nous avions fait dans la guerre de 1741 en combattant contre elle.

Le roi de Prusse, qui avait battu notre armée dans la Thuringe, à Rosbach[2], s’en alla combattre l’armée autrichienne à soixante lieues de là. Les Français pouvaient encore entrer en Saxe, les vainqueurs marchaient ailleurs ; rien n’aurait arrêté les Français ; mais ils avaient jeté leurs armes, perdu leur canon, leurs munitions, leurs vivres, et surtout la tête. Ils s’éparpillèrent. On rassembla leurs débris difficilement. Frédéric, au bout d’un mois, remporte à pareil jour une victoire plus signalée et plus disputée sur l’armée d’Autriche, auprès de Breslau[3] ; il reprend Breslau, il y fait quinze mille prisonniers ; le reste de la Silésie rentre sous ses lois : Gustave Adolphe n’avait pas fait de si grandes choses. Il fallut bien alors lui pardonner ses vers, ses plaisanteries, ses petites malices, et même ses péchés contre le sexe féminin. Tous les défauts de l’homme disparurent devant la gloire du héros.

  1. Le 2 mars 1758.
  2. Le 5 novembre 1757.
  3. Le 5 décembre fut remportée la victoire de Lissa.