Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/149

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
75
HISTORIQUE.

empoisonnée par Hérode ; lorsqu’elle but la coupe, la cabale cria : La reine boit ! et la pièce tomba. Ces mortifications continuelles le déterminèrent à faire imprimer en Angleterre la Henriade[1], pour laquelle il ne pouvait obtenir en France ni privilége ni protection. Nous avons vu une lettre de sa main, écrite à M. Dumas d’Aigueberre, depuis conseiller au parlement de Toulouse, dans laquelle il parle ainsi de ce voyage :

Je ne dois pas être plus fortuné
Que le héros célébré sur ma vielle :
Il fut proscrit, persécuté, damné,
Par les dévots et leur douce séquelle :
En Angleterre il trouva du secours,
J’en vais chercher.....[2]

Le reste des vers est déchiré ; elle finit par ces mots : « Je n’ai pas le nez tourné à être prophète en mon pays. » Il avait raison. Le roi George Ier, et surtout la princesse de Galles, qui depuis fut reine, lui firent une souscription immense[3] : ce fut le commencement de sa fortune, car, étant revenu en France en 1728, il mit son argent à une loterie établie par M. Desforts, contrôleur général des finances. On recevait des rentes sur l’Hôtel de Ville pour billets, et on payait les lots argent comptant ; de sorte qu’une société qui aurait pris tous les billets aurait gagné un million. Il s’associa avec une compagnie nombreuse, et fut heureux. C’est un des associés qui m’a certifié cette anecdote, dont j’ai vu la preuve sur ses registres. M. de Voltaire lui écrivait : « Pour faire sa fortune dans ce pays-ci, il n’y a qu’à lire les arrêts du conseil. Il est rare qu’en fait de finances le ministère ne soit forcé à faire des arrangements dont les particuliers profitent. »

Cela ne l’empêcha pas de cultiver les belles-lettres, qui étaient sa passion dominante. Il donna, en 1730, son Brutus, que je regarde comme sa tragédie la plus fortement écrite, sans même en excepter Mahomet. Elle fut très-critiquée. J’étais, en 1732, à la première représentation de Zaïre ; et, quoiqu’on y pleurât beaucoup, elle fut sur le point d’être sifflée. On la parodia

  1. Il éprouva bien une autre mortification. On refusa la dédicace qu’il voulait faire de sa Henriade à Louis XV, alors âgé d’environ seize ans.
  2. La suite de ces vers et la lettre dans laquelle ils étaient ne nous sont pas parvenues.
  3. On en porte le produit à 150,000 francs.