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COMMENTAIRE

Il commença la Henriade à Saint-Ange, chez M. de Caumartin, intendant des finances, après avoir fait Œdipe, et avant que cette pièce fût jouée. Je lui ai entendu dire plus d’une fois que quand il entreprit ces deux ouvrages, il ne comptait pas les pouvoir finir, et qu’il ne savait ni les règles de la tragédie ni celles du poème épique ; mais qu’il fut saisi de tout ce que M. de Caumartin, très-savant dans l’histoire, lui contait de Henri IV, dont ce respectable vieillard était idolâtre ; et qu’il commença cet ouvrage par pur enthousiasme, sans presque y faire réflexion[1]. Il lut un jour plusieurs chants de ce poëme chez le jeune président de Maisons, son intime ami. On l’impatienta par des objections ; il jeta son manuscrit dans le feu. Le président Hénault l’en retira avec peine. « Souvenez-vous, lui dit M. Hénault dans une de ses lettres, que c’est moi qui ai sauvé la Henriade, et qu’il m’en a coûté une belle paire de manchettes. » Plusieurs copies de ce poëme, qui n’était qu’ébauché, coururent quelques années après dans le public ; il fut imprimé avec beaucoup de lacunes sous le titre de la Ligue.

Tous les poëtes de Paris et plusieurs savants se déchaînèrent contre lui ; on lui décocha vingt brochures ; on joua la Henriade à la Foire[2] ; on dit à l’ancien évêque de Fréjus[3], précepteur du roi, qu’il était indécent et même criminel de louer l’amiral de Coligny et la reine Élisabeth. La cabale fut si forte qu’on engagea le cardinal de Bissy, alors président de l’assemblée du clergé, à censurer juridiquement l’ouvrage ; mais une si étrange procédure n’eut pas lieu. Le jeune auteur fut également étonné et piqué de ces cabales. Sa vie très-dissipée l’avait empêché de se faire des amis parmi les gens de lettres ; il ne savait point opposer intrigue à intrigue : ce qui est, dit-on, absolument nécessaire dans Paris quand on veut réussir, en quelque genre que ce puisse être.

Il donna la tragédie de Mariamne en 1722[4]. Mariamne était

  1. M. de Voltaire recueillit dès lors une partie des matériaux qu’il a employés depuis dans l’histoire du Siècle de Louis XIV. L’évêque de Blois, Caumartin, avait passé une grande partie de sa vie à s’amuser de ces petites intrigues qui sont pour le commun des courtisans une occupation si grave et si triste. Il en connaissait les plus petits détails, et les racontait avec beaucoup de gaieté. Ce que M. de Voltaire a cru devoir imprimer est exact ; mais il s’est bien gardé de dire tout ce qu’il savait. (K.)
  2. Voltaire fut plusieurs fois en butte aux traits des auteurs qui travaillaient pour le théâtre de la Foire. Plusieurs de ses tragédies y furent parodiées.
  3. Le cardinal de Fleury.
  4. La première représentation de Mariamne est du 6 mars 1724.