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COMMENTAIRE

sisse à la lecture autant qu’à la représentation. Ce n’est point moi qui ai fait la pièce ; c’est Mlle Dumesnil. Que dites-vous d’une actrice qui fait pleurer pendant trois actes de suite ? Le public a pris un peu le change : il a mis sur mon compte une partie du plaisir extrême que lui ont fait les acteurs. La séduction a été au point que le parterre a demandé à grands cris à me voir. On m’est venu prendre dans une cache où je m’étais tapi ; on m’a mené de force dans la loge[1] de Mme la maréchale de Villars, où était sa belle-fille. Le parterre était fou : il a crié à la duchesse de Villars de me baiser ; et il a tant fait de bruit qu’elle a été obligée d’en passer par là, par l’ordre de sa belle-mère. J’ai été baisé publiquement, comme Alain Chartier par la princesse Marguerite d’Écosse ; mais il dormait, et j’étais fort éveillé. Cette faveur populaire, qui probablement passera bientôt, m’a un peu consolé de la petite persécution de Boyer, ancien évêque de Mirepoix, toujours plus théatin qu’évêque. L’Académie, le roi, le public, m’avaient désigné pour succéder au cardinal de Fleury parmi les quarante. Boyer n’a pas voulu ; et il a trouvé à la fin, après deux mois et demi, un prélat pour remplir la place d’un prélat, selon les canons de l’Église[2]. Je n’ai pas l’honneur d’être prêtre ; je crois qu’il convient à un profane comme moi de renoncer à l’Académie.

« Les lettres ne sont pas extrêmement favorisées. Le théatin m’a dit que l’éloquence expirait ; qu’il avait en vain voulu la ressusciter par ses sermons ; que personne ne l’avait secondé : il voulait dire écouté.

« On vient de mettre à la Bastille l’abbé Lenglet, pour avoir publié des mémoires déjà très-connus, qui servent de supplément à l’histoire de notre célèbre de Thou. L’infatigable et malheureux Lenglet rendait un signalé service aux bons citoyens et aux amateurs des recherches historiques. Il méritait des récompenses ; on l’emprisonne cruellement à l’âge de soixante-huit ans. Cela est tyrannique.

Insere nunc, Melibœe, piros ! pone ordine vites[3] !

  1. C’est de là qu’est venue la mode ridicule de crier : l’auteur ! l’auteur ! quand une pièce, bonne ou mauvaise, réussit à la première représentation. (Note de Voltaire.)
  2. Je trouve une lettre du 3 mars 1743, de M. l’archevêque de Narbonne, qui se désiste en faveur de M. de Voltaire. (Id.)
  3. Virgile, églog. I, vers 74.