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COMMENTAIRE


On prit à notre solitaire deux cent mille francs. C’était une perte énorme ; il s’en consola à la manière française, par un madrigal qu’il fit sur-le-champ en apprenant cette nouvelle :

Au temps de la grandeur romaine,
Horace disait à Mécène :
Quand cesserez-vous de donner ?
Ce discours peut vous étonner ;
Chez le Welche on n’est pas si tendre
Je dois dire, mais sans douleur,
À monseigneur le contrôleur :
Quand cesserez-vous de me prendre ?

On ne cessa point, M. le duc de Choiseul, qui faisait construire alors un port magnifique à Versoy, sur le lac Léman, qu’on appelle le lac de Genève, y ayant fait bâtir une petite frégate, cette frégate fut saisie par des Savoyards créanciers des entrepreneurs, dans un port de Savoie près du fameux Ripaille. M. de Voltaire racheta incontinent ce bâtiment royal de ses propres deniers, et ne put en être remboursé par le gouvernement : car M. le duc de Choiseul perdit en ce temps-là même tous ses emplois, et se retira à sa terre de Chanteloup, regretté non-seulement de tous ses amis, mais de toute la France, qui admirait son caractère bienfaisant, la noblesse de son âme, et qui rendait justice à son esprit supérieur.

Notre solitaire lui était tendrement attaché par les liens de la reconnaissance. Il n’y a sorte de grâce que M. le duc de Choiseul n’eût accordée à sa recommandation : il avait fait un neveu de M. de Voltaire, nommé de La Houlière, brigadier des armées du roi ; pensions, gratifications, brevets, croix de Saint-Louis, avaient été données dès qu’elles avaient été demandées.

Rien ne fut plus douloureux pour un homme qui lui avait tant de grandes obligations, et qui venait d’établir une colonie d’artistes et de manufacturiers sous ses auspices. Déjà sa colonie travaillait avec succès pour l’Espagne, pour l’Allemagne, pour la Hollande, l’Italie. Il la crut ruinée ; mais elle se soutint. La seule impératrice de Russie acheta bientôt après, dans le fort de sa guerre contre les Turcs, pour cinquante mille francs de montres de Ferney. On ne cesse de s’étonner, quand on voit, dans le même temps, cette souveraine acheter pour un million de tableaux tant en Hollande qu’en France, et pour quelques millions de pierreries.