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ÉLOGE DE VOLTAIRE


deux êtres plus intéressants, plus aimables que Zaïre et son amant. La douleur de Bérénice est tendre, mais la passion de Titus est faible. Hermione, Roxane, Phèdre, sont fortement passionnées : mais les deux premières parlent d’amour le poignard à la main ; l’autre ne peut en parler qu’en rougissant. Tout l’effort de l’auteur ne peut aller qu’à faire plaindre ces femmes malheureuses et forcenées ; et c’est tout l’effet que peut produire sur le théâtre un amour qui n’est pas partagé. Mais jamais on n’y plaça deux personnages aussi chers aux spectateurs qu’Orosmane et son amante ; jamais il n’y en eut dont on désirât plus ardemment l’union et le bonheur. Tous deux entraînés l’un vers l’autre par le premier choix de leur cœur ; tous deux dans cet âge où l’amour, à force d’ardeur et de vérité, semble avoir le charme de l’innocence ; tous deux prêts à s’unir par le nœud le plus saint et le plus légitime ; Orosmane enivré du bonheur de couronner sa maîtresse ; Zaïre toute remplie de ce plaisir plus délicat peut-être encore de devoir tout à ce qu’elle aime : quel tableau ! et quel terrible pouvoir exerce le génie dramatique quand tout à coup, à ce que l’amour a de plus séduisant et de plus tendre, il vient opposer ce que la nature a de plus sacré, ce que la religion a de plus auguste ! A-t-il jamais fait mouvoir ensemble de plus puissants ressorts ? et n’est-ce pas là que, se changeant pour ainsi dire en tyran, tourmentant à la fois et l’auteur qu’il inspire et le spectateur qu’il subjugue, il se plaît à nous faire passer par toutes les angoisses de la crainte, du désir, de la douleur, de la pitié, et à régner parmi les larmes et les sanglots ? Quel moment que celui où l’infortuné Orosmane, dans la nuit, le poignard à la main, entendant la voix de Zaïre Mais prétendrais-je retracer un tableau fait de la main de Voltaire avec les crayons de Melpomène ?

C’est à l’imagination des spectateurs à se reporter au théâtre et dans cette nuit de désolation ; c’est aux cœurs qui ont aimé à lire dans celui d’Orosmane, à comparer ses souffrances et les leurs, à juger de cet état épouvantable où l’âme, mortellement atteinte, ne peut être soulagée ni par les pleurs, ni par le sang, ne trouve dans la vengeance qu’un malheur de plus, et, pour se sauver de l’abîme du désespoir, se jette dans les bras de la mort.

Melpomène, déjà redevable a l’auteur de Zaïre des situations les plus déchirantes, et des plus profondes émotions que l’on eût connues au théâtre, va lui devoir encore de nouveaux attributs faits pour la décorer et l’enrichir. Alzire, Mahomet, Mérope, Sémiramis, Adélaïde, l’Orphelin, Tancrède, vont marquer à la fois et les pas de Voltaire et ceux de l’art dramatique. Avec Zamore et Gusman, avec Zopire et Séide, avec Idamé et Zamti, montera pour la première fois sur la scène cette philosophie touchante et sublime qui ne s’était pas encore montrée aux hommes sous des formes si brillantes, et qui jamais n’avait parlé aux cœurs avec tant de force et de pouvoir. Elle va donner des leçons qui pénétreront dans l’âme avec l’attendrissement que la magie des vers fixera dans la mémoire, et que le spectateur remportera avec le souvenir de ses plaisirs et de ses larmes. Laissons l’injustice et l’envie, qui quelquefois aperçoivent les fautes, mais qui toujours oublient les beautés ; laissons-les reprocher à cette philosophie