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PAR LA HARPE.


d’être celle de l’auteur, et non pas celle du sujet ; mais nous, admirons avec l’équitable postérité, qui ne nous démentira pas, admirons le talent créateur qui a tiré cette morale des situations et des caractères, qui souvent en a fait le fond même des scènes les plus attachantes, et a fondé le précepte dans l’intérêt et dans l’action. Reconnaissons la voix de la nature qui crie contre la tyrannie et l’oppression ; ces idées primitives d’égalité et de justice qui semblent faire de la vengeance un droit sacré, reconnaissons-les, lorsque Zamore, aux pieds d’Alvarez, et lui présentant le glaive teint du sang de Gusman, dit, avec le ton et le langage d’un habitant des tribus du Canada : J’ai tué ton fils, et j’ai fait mon devoir ; fais le tien, et tue-moi. Quelle vérité dans cette terrible répartition des droits de la force et du fer, dans ce code de représailles, qui est la morale des hordes sauvages ! mais quel triomphe pour cette religion qui est le complément de la nature perfectionnée, quand, élevant l’homme au-dessus de lui-même, elle dicte à Gusman ces paroles mémorables que le génie a empruntées à la vertu[1] pour les transmettre aux générations les plus reculées ; cette belle leçon de clémence qui nous fait tomber avec AIzire aux pieds du chrétien qui pardonne à son meurtrier ; ce rare exemple de générosité qui fait sentir à Zamore lui-même qu’il y a une autre grandeur que celle de se venger, une autre justice que celle qui compense, le meurtre par le meurtre, et rend le sang pour le sang !

Est-ce donc, comme on l’a répété si souvent, et avec si peu d’équité, est-ce une philosophie factice et déplacée qui amis dans la bouche d’Alzire cette prière qu’elle adresse au Père commun de tous les hommes, ces vers si touchants et si simples :

Les vainqueurs, les vaincus, tous ces faibles humains,
Sont tous également l’ouvrage de tes mains ?

Ces vers sont-ils des maximes recherchées, ou l’expression d’un sentiment qui est dans tous les cœurs justes et dans tous les esprits éclairés ? ne parle-t-elle pas le langage qui lui est propre, lorsqu’elle distingue cet honneur qui tient à l’opinion, de la vertu qui tient à la conscience ? Quand Idamé défend les jours de son fils contre l’héroïsme patriotique de Zamti, qui le sacrifie à son roi ; quand elle s’écrie avec tant d’éloquence :

La nature et l’hymen, voilà les lois premières,
Les devoirs, les liens des nations entières :
Ces lois viennent des dieux, le reste est des humains ;


est-ce là le faste des sentences qui appartient à un rhéteur, ou le cri de la nature qui s’échappe d’un cœur maternel ? Ces vers seraient beaux sans doute dans une épître morale ; mais combien est-il plus beau de les avoir fait sortir pour ainsi dire des entrailles d’une mère ! et quel ordre de beautés

  1. Les paroles du duc de Guise : « Ta religion t’a ordonné de m’assassiner ; la mienne m’ordonne de pardonner à mon assassin. » (Note de l’auteur de l’Éloge.)