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PAR LA HARPE.


jamais eu d’exemple, et qui honorait encore plus, s’il est possible, le souverain que le poëte : car quel prince ose ainsi descendre de la majesté, si ce n’est celui qui se sent au-dessus d’elle ? Le séjour de Voltaire à Berlin, les soirées de Potsdam et de Sans-Souci, occuperont sans doute une place brillante dans l’histoire des lettres. On rappellera quels nuages passagers vinrent obscurcir cette union si honorable pour la royauté et le talent. Sans prétendre juger entre les deux, j’observerai seulement deux faits peu communs dans l’ordre des choses et des destinées : l’un, qu’après l’éclat d’une rupture, ce fut le prince qui revint le premier ; l’autre, qu’après cette liaison renouée, que rien n’altéra plus entre le monarque et l’homme de lettres, ce fut le premier qui fit l’oraison funèbre de l’autre.

Une leçon plus importante qui se présente ici, c’est que, pour l’écrivain et le philosophe, une cour, quelle qu’elle soit, ne saurait valoir la retraite. La retraite appelait Voltaire à son déclin. Là il commença à respirer pour la première fois ; là, après tant de courses et d’agitations, après les succès et les disgrâces, la faveur et les exils, après avoir habité les palais des rois, et éprouvé leurs caresses et leurs vengeances, il entendit la voix de la liberté, qui, des vallées riantes que baigne le Léman, invitait sa vieillesse à venir chercher la tranquillité et la paix, si pourtant la paix était faite pour cette âme dont la sensibilité toujours si prompte se portait sur tous les objets, et recherchait toutes les émotions. Mais alors du moins l’instabilité de sa vie, longtemps errante et troublée, fut fixée sans retour, jusqu’au moment où son destin, le tirant de sa solitude, le ramena dans Paris pour triompher et mourir.

À ce long séjour dans les campagnes de Genève, commence un nouvel ordre de choses. Les jours de Voltaire vont être plus libres et plus calmes, ses pensées plus hardies et plus vastes, et la sphère de ses travaux va s’étendre sous les auspices de la liberté. Si chère à tout être qui pense, de quel prix elle devait être pour lui ! Qui sait tout ce qu’il a dû, et ce que nous devons nous-mêmes à cette entière indépendance, l’un des premiers besoins de son esprit, et l’un des premiers vœux de son cœur, mais dont il n’a joui que dans son asile des Délices et dans celui de Ferney ?

Jusque-là il n’avait pu que lutter, avec plus ou moins de hardiesse et de danger, contre les entraves arbitraires, les convenances impérieuses, et la vigilance menaçante des délateurs ; mais alors il n’eut plus à respecter et à craindre que cette censure, la seule peut-être que l’on dût imposer à l’écrivain, celle du public honnête et de la postérité équitable, qui applaudissent à l’usage de la liberté, et qui en condamnent l’abus. En m’élevant contre l’esclavage sous lequel une politique mal entendue voudrait enchaîner les esprits, contre cette tyrannie futile et importune, qui n’est faite que pour flétrir le talent, intimider la raison, et arrêter les progrès de tous les deux, je suis loin d’invoquer la licence et l’oubli de toutes les lois. Mais quel avantage est sans inconvénient, et quel bien sans mélange ? Je connais les jugements des hommes ; je sais que, par une inconséquence établie, ils exigent, dans l’exercice des qualités les plus susceptibles d’abus et les plus voisines de l’excès, une mesure qu’eux-mêmes ne gardent pas dans