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ÉLOGE DE VOLTAIRE


leurs opinions : ils voudraient que la sensibilité qui anime les ouvrages n’égarât jamais l’auteur ; que l’imagination qui lui fait franchir un espace immense ne l’emportât jamais hors des bornes ; qu’il fût passionné pour la gloire, et impassible aux injustices ; ils voudraient que l’astre qui, en échauffant la terre, pompe et attire tant de vapeurs, nous dispensât des jours sans nuage, et que les vents qui portent les vaisseaux ne les jetassent jamais hors de leur route ; ils voudraient, en un mot, que l’éloge des grands hommes n’eût jamais besoin d’en être l’apologie. Il n’entre point de superstition dans le culte que je leur rends. Persuadé qu’un des premiers avantages de leur grandeur est de pouvoir avouer des fautes, je ne croirai point celle de M. de Voltaire affaiblie par un semblable aveu ; je ne veux point le refuser à ceux qui peuvent en jouir ; et je ne m’arrête qu’à ce singulier effet de l’âge et de la retraite, qui redoublèrent son activité laborieuse, lorsqu’il semblait que le temps eût dû la diminuer, et qui accrurent ses travaux avec ses ans.

C’est une remarque qui n’a échappé à personne, que la dernière moitié de sa vie est celle où il a composé la plus nombreuse partie de ses ouvrages, et qu’il n’a jamais travaillé plus qu’à l’époque où les autres hommes se reposent. Il s’offre plusieurs causes de cette espèce de singularité. Dans une vieillesse saine et robuste, la raison est la faculté qui conserve le plus de vigueur ; elle s’enrichit des pertes de l’imagination et des progrès de l’expérience. L’esprit d’un vieillard imagine moins, mais il réfléchit plus ; l’habitude a plus de pouvoir sur lui, et celle de Voltaire était de penser et d’écrire. Pour lui l’occupation était devenue plus nécessaire que jamais, parce que les distractions étaient plus rares. Sa composition était moins difficile, et par la nature des sujets qui demandaient moins d’invention, et par une suite de l’âge où l’on devient moins sévère pour soi-même. Cet âge au reste ne lui avait guère ôté que la force qui invente, et le travail qui perfectionne ; car d’ailleurs, si l’on excepte les grands ouvrages d’imagination, qui peut-être, passé un certain temps, ne sont plus permis à l’homme, sa facilité n’avait jamais eu plus d’éclat, son style plus d’agrément et de charme. Toujours prêt à traiter toutes les matières, à saisir tous les événements, à marquer tous les ridicules et tous les abus, à combattre toute iniquité, sa plume courait avec une rapidité piquante et une négligence aimable, avouée par ce goût qui ne l’abandonna pas jusqu’à son dernier moment.

Chaque jour voyait naître une production nouvelle. Heureux du seul droit de tout dire, il jetait sur tous les objets ce coup d’œil libre et hardi d’un observateur octogénaire, retiré dans une solitude, retranché dans sa gloire, et sur le bord de sa tombe. Cette gloire qu’il avait tant aimée, et qu’il aimait alors plus que jamais, dont il était toujours rassasié et toujours avide ; cette gloire, qui protégeait sa vieillesse, était encore le dernier aliment de son existence défaillante, le dernier ressort d’une vie usée. À mesure qu’il sentait la vie lui échapper, il embrassait plus fortement la gloire, comme le seul lien qui pût l’y attacher ; il ne respirait plus que pour elle et par elle, il n’avait plus que ce seul sentiment ; et à la vue de la mort, qui s’appro-