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VIE DE VOLTAIRE.

Mais Voltaire, dénoncé comme un homme de génie et comme un philosophe à la foule des auteurs médiocres et aux fanatiques de tous les partis, réunit dès lors les mêmes ennemis dont les générations, renouvelées pendant soixante ans, ont fatigué et trop souvent troublé sa longue et glorieuse carrière. Ces vers si célèbres[1] :

Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense :
Notre crédulité fait toute leur science,


furent le premier cri d’une guerre que la mort même de Voltaire n’a pu éteindre.

À une représentation d’Œdipe[2], il parut sur le théâtre, portant la queue du grand prêtre. La maréchale de Villars demanda qui était ce jeune homme qui voulait faire tomber la pièce. On lui dit que c’était l’auteur. Cette étourderie, qui annonçait un homme si supérieur aux petitesses de l’amour propre, lui inspira le désir de le connaître. Voltaire, admis dans sa société, eut pour elle une passion, la première et la plus sérieuse qu’il ait éprouvée. Elle ne fut pas heureuse, et l’enleva pendant assez longtemps à l’étude, qui était déjà son premier besoin ; il n’en parla jamais depuis qu’avec le sentiment du regret et presque du remords.

Délivré de son amour, il continua la Henriade, et fit la tragédie d’Artémire. Une actrice formée par lui[3], et devenue à la fois sa maîtresse et son élève, joua le principal rôle. Le public, qui avait été juste pour Œdipe, fut au moins sévère pour Artémire[4] : effet ordinaire de tout premier succès. Une aversion secrète pour une supériorité reconnue n’en est pas la seule cause, mais elle sait profiter d’un sentiment naturel, qui nous rend d’autant moins faciles que nous espérons davantage.

Cette tragédie ne valut à Voltaire que la permission de revenir à Paris[5], dont une nouvelle calomnie et ses liaisons avec les ennemis du régent, et entre autres avec le duc de Richelieu et le fameux baron de Gortz[6], l’avaient fait éloigner. Ainsi cet ambitieux, dont les vastes projets embrassaient l’Europe et menaçaient de la bouleverser, avait choisi pour ami, et presque pour confident, un jeune poëte : c’est que les hommes supérieurs se devinent et se cherchent, qu’ils ont une langue commune qu’eux seuls peuvent parler et entendre.

    qu’à la lecture il ne rabattra rien de ses espérances. À Paris, ce 2 décembre 1718. Houdard de Lamotte. »

    Voyez, tome II, page 47, une autre approbation de Lamotte, qui lui fait aussi honneur.

  1. Œdipe, acte IV, scène i.
  2. À l’occasion de cette pièce, le prince de Conti adressa une pièce de vers à Voltaire ; voyez les Documents biographiques. On n’a pas la réponse de Voltaire aux vers du prince.
  3. Mlle  de Corsembleu, probablement de la famille du poëte Desmahis.
  4. Jouée le 15 février 1720, et dont on n’a que des fragments ; voyez tome II page 121.
  5. La permission de venir à Paris quand bon lui semblera fut accordée à Voltaire le 12 octobre 1718 (voyez Revue rétrospective, tome II, page 127), plus d’un mois avant la première représentation d’Œdipe.
  6. Voyez sur ce personnage le livre VIII de l’Histoire de Charles XII, tome XVI, pages 335 et suiv.