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VIE DE VOLTAIRE.

Après avoir donné quelques années à la physique, Voltaire consulta sur ses progrès Clairaut, qui eut la franchise de lui répondre qu’avec un travail opiniâtre il ne parviendrait qu’à devenir un savant médiocre, et qu’il perdrait inutilement pour sa gloire un temps dont il devait compte à la poésie et à la philosophie. Voltaire l’entendit, et céda au goût naturel qui sans cesse le ramenait vers les lettres, et au vœu de ses amis, qui ne pouvaient le suivre dans sa nouvelle carrière. Aussi cette retraite de Cirey ne fut-elle point tout entière absorbée par les sciences.

C’est là qu’il fit Alzire, Zulime, Mahomet ; qu’il acheva ses Discours sur l’Homme[1] ; qu’il écrivit l’Histoire de Charles XII[2], prépara le Siècle de Louis XIV, et rassembla des matériaux pour son Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours.

Alzire et Mahomet sont des monuments immortels de la hauteur à laquelle la réunion du génie de la poésie à l’esprit philosophique peut élever l’art de la tragédie. Cet art ne se borne point dans ces pièces à effrayer par le tableau des passions, à les réveiller dans les âmes, à faire couler les douces larmes de la pitié ou de l’amour ; il y devient celui d’éclairer les hommes, et de les porter à la vertu. Ces citoyens oisifs, qui vont porter au théâtre le triste embarras de finir une inutile journée, y sont appelés à discuter les plus grands intérêts du genre humain. On voit dans Alzire les vertus nobles, mais sauvages et impétueuses de l’homme de la nature, combattre les vices de la société corrompue par le fanatisme et l’ambition, et céder à la vertu perfectionnée par la raison, dans l’âme d’Alvarès ou de Gusman mourant et désabusé. On y voit à la fois comment la société corrompt l’homme en mettant des préjugés à la place de l’ignorance, et comment elle le perfectionne, dès que la vérité prend celle des erreurs. Mais le plus funeste des préjugés est le fanatisme ; et Voltaire voulut immoler ce monstre sur la scène, et employer, pour l’arracher des âmes, ces effets terribles que l’art du théâtre peut seul produire.

Sans doute il était aisé de rendre un fanatique odieux ; mais que ce fanatique soit un grand homme ; qu’en l’abhorrant on ne puisse s’empêcher de l’admirer ; qu’il descende à d’indignes artifices sans être avili ; qu’occupé d’établir une religion et d’élever un empire il soit amoureux sans être ridicule ; qu’en commettant tous les crimes il ne fasse pas éprouver cette horreur pénible qu’inspirent les scélérats ; qu’il ait à la fois le ton d’un prophète et le langage d’un homme de génie ; qu’il se montre supérieur au fanatisme dont il enivre ses ignorants et intrépides disciples, sans que jamais la bassesse attaché à l’hypocrisie dégrade son caractère ; qu’enfin ses crimes soient couronnés par le succès ; qu’il triomphe, et qu’il paraisse assez puni par ses remords : voilà ce que le talent dramatique n’eût pu faire s’il n’avait été joint à un esprit supérieur.

  1. Tome IX, page 379.
  2. L’Histoire de Charles XII parut en 1731. Voltaire ne connut Mme  du Châtelet qu’en 1733.