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VIE DE VOLTAIRE.

Voltaire fut désigné pour lui succéder dans l’Académie française. Il venait d’y acquérir de nouveaux droits qui auraient imposé silence à l’envie, si elle pouvait avoir quelque pudeur ; il venait d’enrichir la scène d’un nouveau chef-d’œuvre, de Mérope[1], jusqu’ici la seule tragédie où des larmes abondantes et douces ne coulent point sur les malheurs de l’amour. L’auteur de Zaïre avait déjà combattu cette maxime de Despréaux[2] :

De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.

Il avait avancé que la nature peut produire au théâtre des effets plus pathétiques et plus déchirants ; et il le prouva dans Mérope.

Cependant si Despréaux entend par sûre la moins difficile, les faits sont en sa faveur. Plusieurs poëtes ont fait des tragédies touchantes, fondées sur l’amour ; et Mérope est seule jusqu’ici.

Entraîné par l’intérêt des situations, par une rapidité de dialogue inconnue au théâtre, par le talent d’une actrice[3] qui avait su prendre l’accent vrai et passionné de la nature, le parterre fut agité d’un enthousiasme sans exemple. Il força Voltaire, caché dans un coin du spectacle, à venir se montrer aux spectateurs ; il parut dans la loge de la maréchale de Villars ; on cria à la jeune duchesse de Villars d’embrasser l’auteur de Mérope ; elle fut obligée de céder à l’impérieuse volonté du public, ivre d’admiration et de plaisir.

C’est la première fois que le parterre ait demandé l’auteur d’une pièce. Mais ce qui fut alors un hommage rendu au génie, dégénéré depuis en usage, n’est plus qu’une cérémonie ridicule et humiliante, à laquelle les auteurs qui se respectent refusent de se soumettre.

À ce nouveau titre, que la dévotion même était obligée de respecter, se joignait l’appui de Mme  de Châteauroux, alors gouvernée par le duc de Richelieu, cet homme extraordinaire qui à vingt ans avait été deux fois à la Bastille pour la témérité de ses galanteries ; qui, par l’éclat et le nombre de ses aventures, avait fait naître parmi les femmes une espèce de mode, et presque regarder comme un honneur d’être déshonorées par lui ; qui avait établi parmi ses imitateurs une sorte de galanterie où l’amour n’était plus même le goût du plaisir, mais la vanité de séduire : ce même homme qu’on vit ensuite contribuer à la gloire de Fontenoy[4], affermir la révolution de Gênes, prendre Mahon, forcer une armée anglaise à lui rendre les armes ; et lorsqu’elle eut rompu ce traité, lorsqu’elle menaçait ses quartiers dispersés et affaiblis, l’arrêter par son activité et son audace ; et qui vint ensuite reperdre dans les intrigues de la cour, et dans les manœuvres d’une administration tyrannique et corrompue, une gloire qui eut pu couvrir les premières fautes de sa vie.

  1. Jouée le 20 février 1743.
  2. Art poétique, III, 95-96.
  3. Mlle  Dumesnil.
  4. Voyez toutefois tome XXXVIII, page 461.