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VIE DE VOLTAIRE.

Voltaire alla donc à Berlin[1] ; et le même prince qui le dédaignait, la même cour où il n’essuyait plus que des désagréments, furent offensés de ce départ. On ne vit plus que la perte d’un homme qui honorait la France, et la honte de l’avoir forcé à chercher ailleurs un asile. Il trouva dans le palais du roi de Prusse la paix et presque la liberté, sans aucun autre assujettissement que celui de passer quelques heures avec le roi pour corriger ses ouvrages, et lui apprendre les secrets de l’art d’écrire. Il soupait presque tous les jours avec lui.

Ces soupers, où la liberté était extrême, où l’on traitait avec une franchise entière toutes les questions de la métaphysique et de la morale, où la plaisanterie la plus libre égayait ou tranchait les discussions les plus sérieuses, où le roi disparaissait presque toujours pour ne laisser voir que l’homme d’esprit, n’étaient pour Voltaire qu’un délassement agréable. Le reste du temps était consacré librement à l’étude.

Il perfectionnait quelques-unes de ses tragédies, achevait le Siècle de Louis XIV[2], corrigeait la Pucelle, travaillait à son Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, et faisait le Poëme de la Loi naturelle, tandis que Frédéric gouvernait ses États sans ministre, inspectait et perfectionnait son armée, faisait des vers, composait de la musique, écrivait sur la philosophie et sur l’histoire. La famille royale protégeait les goûts de Voltaire ; il adressait des vers aux princesses, jouait la tragédie avec les frères et les sœurs du roi ; et, en leur donnant des leçons de déclamation, il leur apprenait à mieux sentir les beautés de notre poésie : car les vers doivent être déclamés, et on ne peut connaître la poésie d’une langue étrangère si on n’a point l’habitude d’entendre réciter les vers par des hommes qui sachent leur donner l’accent et le mouvement qu’ils doivent avoir.

Voilà ce que Voltaire appelait le palais d’Alcine ; mais l’enchantement fut trop tôt dissipé. Les gens de lettres appelés plus anciennement que lui à Berlin furent jaloux d’une préférence trop marquée, et surtout de cette espèce d’indépendance qu’il avait conservée, de cette familiarité qu’il devait aux grâces piquantes de son esprit, et à cet art de mêler la vérité à la louange, et de donner à la flatterie le ton de la galanterie et du badinage.

La Mettrie dit à Voltaire que le roi, auquel il parlait un jour de toutes les marques de bonté dont il accablait son chambellan, lui avait répondu : « J’en ai encore besoin pour revoir mes ouvrages. On suce l’orange et on jette l’écorce. » Ce mot désenchanta Voltaire, et lui jeta dans l’âme une défiance qui ne lui permit plus de perdre de vue le projet de s’échapper. En même temps on dit au roi que Voltaire avait répondu un jour au général Manslein, qui le pressait de revoir ses Mémoires : « Le roi m’envoie son linge sale à blanchir ; il faut que le vôtre attende » ; qu’une autre fois, en montrant sur la table un paquet de vers du roi, il avait dit, dans un mouvement d’humeur : « Cet homme-là, c’est César et l’abbé Cotin. »

  1. Il partit de Compiègne le 28 juin 1750, et arriva à Berlin avant la fin de juillet ; voyez tome XXXVII, page 140. Pendant le séjour de Voltaire en Prusse, on vola des manuscrits dans son domicile à Paris, qu’occupait Mme  Denis ; voyez les Documents biographiques.
  2. Imprimé pour la première fois, en 1751 à Berlin, pendant le séjour de l’auteur.