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VIE DE VOLTAIRE

Cependant un penchant naturel rapprochait le monarque et le philosophe. Frédéric disait, longtemps après leur séparation, que jamais il n’avait vu d’homme aussi aimable que Voltaire ; et Voltaire, malgré un ressentiment qui jamais ne s’éteignit absolument, avouait que, quand Frédéric le voulait, il était le plus aimable des hommes. Ils étaient encore rapprochés par un mépris ouvert pour les préjugés et les superstitions, par le plaisir qu’ils prenaient à en faire l’objet éternel de leurs plaisanteries, par un goût commun pour une philosophie gaie et piquante, par une égale disposition à chercher, à saisir, dans les objets graves, le côté qui prête au ridicule. Il paraissait que le calme devait succéder à de petits orages, et que l’intérêt commun de leur plaisir devait toujours finir par les rapprocher. La jalousie de Maupertuis parvint à les désunir sans retour.

Maupertuis, homme de beaucoup d’esprit, savant médiocre, et philosophe plus médiocre encore, était tourmenté de ce désir de la célébrité qui fait choisir les petits moyens lorsque les grands nous manquent, dire des choses bizarres quand on n’en trouve point de piquantes qui soient vraies, généraliser des formules si l’on ne peut en inventer, et entasser des paradoxes quand on n’a point d’idées neuves. On l’avait vu à Paris sortir de la chambre ou se cacher derrière un paravant, quand un autre occupait la société plus que lui ; et à Berlin, comme à Paris, il eût voulu être partout le premier, à l’Académie des sciences comme au souper du roi. Il devait à Voltaire une grande partie de sa réputation, et l’honneur d’être le président perpétuel de l’Académie de Berlin, et d’y exercer la prépondérance sous le nom du prince.

Mais quelques plaisanteries échappées à Voltaire sur ce que Maupertuis, ayant voulu suivre le roi de Prusse à l’armée, avait été pris à Molwitz, l’aigrirent contre lui ; et il se plaignait avec humeur. Voltaire lui répondit avec amitié, et l’apaisa en faisant quatre vers[1] pour son portrait. Quelques années après, Maupertuis trouva très-mauvais que Voltaire n’eût point parlé de lui dans son discours de réception à l’Académie française[2] ; mais l’arrivée de Voltaire à Berlin acheva de l’aigrir. Il le voyait l’ami du souverain dont il n’était parvenu qu’à devenir un des courtisans, et donner des leçons à celui dont il recevait des ordres.

Voltaire, entouré d’ennemis, se défiant de la constance des sentiments du roi, regrettait en secret son indépendance, et cherchait à la recouvrer. Il imagine de se servir d’un juif pour faire sortir du Brandebourg une partie de ses fonds. Ce juif trahit sa confiance, et, pour se venger de ce que Voltaire s’en est aperçu à temps, et n’a pas voulu se laisser voler, il lui fait un procès absurde, sachant que la haine n’est pas difficile en preuves. Le roi, pour punir son ami d’avoir voulu conserver son bien et sa liberté, fait semblant de le croire coupable, a l’air de l’abandonner, et l’exclut même de sa présence jusqu’à la fin du procès. Voltaire s’adresse à Maupertuis, dont la haine ne s’était pas encore manifestée, et le prie de prendre sa défense auprès du chef de ses juges. Maupertuis le refuse avec hauteur. Voltaire s’aperçoit qu’il a un ennemi de plus. Enfin ce ridicule procès[3] eut l’issue qu’il devait avoir : le juif fut condamné, et Voltaire lui fit grâce. Alors le roi le rappelle auprès de lui, et ajoute à ses anciennes bontés de nouvelles marques de considération, telle que la jouissance d’un petit château près de Potsdam.

  1. Ils sont tome XXXVI, page 82.
  2. Voyez tome XXIII, page 205, et XXIV, 1.
  3. Voyez tome XXXVII, page 221. Ces détails peu exacts se trouvent rectifiés dans la Correspondance.