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VIE DE VOLTAIRE.

Dans cette époque si dangereuse et si brillante pour le roi de Prusse, Voltaire paraissait tantôt reprendre son ancienne amitié, tantôt ne conserver que la mémoire de Francfort. C’est alors qu’il composa ces Mémoires singuliers, où le souvenir profond d’un juste ressentiment n’étouffe ni la gaieté ni la justice. Il les avait généreusement condamnés à l’oubli ; le hasard les a conservés, pour venger le génie des attentats du pouvoir.

La margrave de Baireuth mourut[1] au milieu de la guerre. Le roi de Prusse écrivit à Voltaire pour le prier de donner au nom de sa sœur une immortalité dont ses vertus aimables et indulgentes, son âme également supérieure aux préjugés, à la grandeur et aux revers, l’avaient rendue digne. L’ode que Voltaire a consacrée à sa mémoire[2] est remplie d’une sensibilité douce, d’une philosophie simple et touchante. Ce genre est un de ceux où il a eu le moins de succès, puisqu’on y exige une perfection qu’il ne put jamais se résoudre à chercher dans les petits ouvrages, et que sa raison ne pouvait se prêter à cet enthousiasme de commande qu’on dit convenir à l’ode. Celles de Voltaire ne sont que des pièces fugitives où l’on retrouve le grand poëte, le poëte philosophe, mais gêné et contraint par une forme qui ne convenait pas à la liberté de son génie. Cependant il faut avouer que les stances à une princesse sur le jeu[3], et surtout ces stances charmantes sur la vieillesse[4],


Si vous voulez que j’aime encore, etc.,



sont des odes anacréontiques fort au-dessus de celles d’Horace, qui cependant, du moins pour les gens d’un goût un peu moderne, a surpassé son modèle.

La France, si supérieure aux autres nations dans la tragédie et la comédie, n’a point été aussi pleureuse en poëtes lyriques. Les odes de Rousseau n’offrent guère qu’une poésie harmonieuse et imposante, mais vide d’idées, ou remplie de pensées fausses. Lamotte, plus ingénieux, n’a connu ni l’harmonie ni la poésie du style ; et on cite à peine des autres poëtes un petit nombre de strophes.

Voltaire était encore à Berlin lorsque MM. Diderot et d’Alembert formèrent le projet de l’Encyclopédie et en publièrent le premier volume[5]. Un ouvrage qui devait renfermer les vérités de toutes les sciences, tracer entre elles des lignes de communication, entrepris par deux hommes qui joignaient à des connaissances étendues ou profondes beaucoup d’esprit, et une philosophie libre et courageuse, parut aux yeux pénétrants de Voltaire le coup le plus terrible que l’on pût porter aux préjugés. L’Encyclopédie devenait le livre de tous les hommes qui aiment à s’instruire, et surtout de ceux qui, sans être habituellement occupés de cultiver leur esprit, sont jaloux cependant de pouvoir acquérir une instruction facile sur chaque objet qui excite en eux quelque intérêt passager ou durable. C’est un dépôt où ceux qui n’ont pas le temps de se former des idées d’après eux-mêmes devaient aller chercher celles qu’avaient eues les hommes les plus éclairés et les plus célèbres ; dans lequel enfin les erreurs respectées seraient ou trahies parla faiblesse de leurs preuves, ou ébranlées par le seul voisinage des vérités qui en sapent les fondements.

  1. Le 14 octobre 1758.
  2. Elle est tome VIII, page 462.
  3. Tome VIII, page 517.
  4. Tome VIII, page 512.
  5. En 1751.