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VIE DE VOLTAIRE.

Ce peuple souffrait sans oser se plaindre, et voyait, avec une douleur muette, passer aux mains des moines ses épargnes, qui auraient dû fournir à l’industrie et à la culture des capitaux utiles. Heureusement la construction d’une grande route ouvrit une communication entre eux et les cantons voisins. Ils apprirent qu’au pied du mont Jura il existait un homme dont la voix intrépide avait plus d’une fois fait retentir les plaintes de l’opprimé jusque dans le palais des rois, et dont le nom seul faisait pâlir la tyrannie sacerdotale. Ils lui peignirent leurs maux, et ils eurent un appui[1].

La France, l’Europe entière, connurent les usurpations et la dureté de ces prêtres hypocrites qui osaient se dire les disciples d’un Dieu humilié, et voulaient conserver des esclaves. Mais, après plusieurs années de sollicitations, on ne put obtenir du timide successeur de M. de Maupeou un arrêt du conseil qui proscrivit cette lâche violation des droits de l’humanité : il n’osa, par ménagement pour le parlement de Besançon, soustraire à son jugement une cause qui ne pouvait être regardée comme un procès ordinaire sans reconnaître honteusement la légitimité de la servitude. Les serfs de Saint-Claude furent renvoyés devant un tribunal[2] dont les membres, seigneurs de terres où la servitude est établie, se firent un plaisir barbare de resserrer leurs fers ; et ces fers subsistent encore[3].

Ils ont seulement obtenu, en 1778, de pouvoir, en abandonnant leur patrie et leurs chaumières, se soustraire à l’empire monacal. Mais un autre article de cette même loi a plus que compensé ce bienfait si faible pour des infortunés que la pauvreté, plus que la loi, attache à leur terre natale. C’est dans ce même édit que le souverain a donné pour la première fois le nom et le caractère sacré de propriété à des droits odieux, regardés, même au milieu de l’ignorance et de la barbarie du xiiie siècle, comme des usurpations que ni le temps ni les titres ne pouvaient rendre légitimes ; et un ministre hypocrite a fait dépendre la liberté de l’esclave, non de la justice des lois, mais de la volonté de ses tyrans.

Qui croirait, en lisant ces détails, que c’est ici la vie d’un grand poëte, d’un écrivain fécond et infatigable ? Nous avons oublié sa gloire littéraire, comme il l’avait oubliée lui-même. Il semblait n’en plus connaître qu’une seule, celle de venger l’humanité, et d’arracher des victimes à l’oppression.

  1. Voyez, tome XXVIII, pape 353, le premier des écrits de Voltaire dans cette cause.
  2. Le parlement de Besançon ; voyez ci-après, page 271.
  3. L’Assemblée nationale constituante, dans la séance du 4 août 1789, abolit les droits féodaux et censuels, ceux qui tenaient à la mainmorte réelle ou personnelle, et à la servitude personnelle.