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VIE DE VOLTAIRE.

L’intérêt constant que prit Voltaire au succès de la Russie contre les Turcs mérite d’être remarqué. Comblé des bontés de l’impératrice, sans doute la reconnaissance animait son zèle ; mais on se tromperait si on imaginait qu’elle en fût l’unique cause. Supérieur à ces politiques de comptoir qui prennent l’intérêt de quelques marchands connus dans les bureaux pour l’intérêt du commerce, et l’intérêt du commerce pour l’intérêt du genre humain ; non moins supérieur à ces vaines idées d’équilibre de l’Europe, si chères aux compilateurs politiques, il voyait dans la destruction de l’empire turc des millions d’hommes assurés du moins d’éviter, sous le despotisme d’un souverain, le despotisme insupportable d’un peuple ; il voyait renvoyer dans les climats infortunés qui les ont vues naître ces mœurs tyranniques de l’Orient qui condamnent un sexe entier à un honteux esclavage. D’immenses contrées, placées sous un beau ciel, destinées par la nature à se couvrir des productions les plus utiles à l’homme, auraient été rendues à l’industrie de leurs habitants ; ces pays[1], les premiers où l’homme ait eu du génie, auraient vu renaître dans leur sein les arts dont ils ont donné les modèles les plus parfaits, les sciences dont ils ont posé les fondements.

Sans doute les spéculations routinières de quelques marchands auraient été dérangées, leurs profits auraient diminué ; mais le bien-être réel de tous les peuples aurait augmenté, parce qu’on ne peut étendre sur le globe l’espace où fleurit la culture, où le commerce est sûr, où l’industrie est active, sans augmenter pour tous les hommes la masse des jouissances et des ressources. Pourquoi voudrait-on qu’un philosophe préférât la richesse de quelques nations à la liberté d’un peuple entier, le commerce de quelques villes au progrès de la culture et des arts dans un grand empire ? Loin de nous ces vils calculateurs qui veulent ici tenir la Grèce dans les fers des Turcs ; là, enlever des hommes, les vendre comme de vils troupeaux, les obliger à force de coups à servir leur insatiable avarice, et qui calculent gravement les prétendus millions que rapportent ces outrages à la nature.

Que partout les hommes soient libres, que chaque pays jouisse des avantages que lui a donnés la nature ; voilà ce que demande l’intérêt commun de tous les peuples, de ceux qui reprendraient leurs droits comme de ceux où quelques individus, et non la nation, ont profité du malheur d’autrui. Qu’importe auprès de ces grands objets, et des biens éternels qui naîtraient de cette grande révolution, la ruine de quelques hommes avides qui avaient fondé leur fortune sur les larmes et le sang de leurs semblables ?

  1. La Grèce et l’Égypte.