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VIE DE VOLTAIRE.

Le nouveau règne offrit bientôt à Voltaire des espérances qu’il n’avait osé former. M. Turgot fut appelé au ministère[1]. Voltaire connaissait ce génie vaste et profond qui, dans tous les genres de connaissances, s’était créé des principes sûrs et précis auxquels il avait attaché toutes ses opinions, d’après lesquelles il dirigeait toute sa conduite ; gloire qu’aucun autre homme d’État n’a mérité de partager avec lui. Il savait qu’à une âme passionnée pour la vérité et pour le bonheur des hommes M. Turgot unissait un courage supérieur à toutes les craintes, une grandeur de caractère au-dessus de toutes les dissimulations ; qu’à ses yeux les plus grandes places n’étaient qu’un moyen d’exécuter ses vues salutaires, et ne lui paraîtraient plus qu’un vil esclavage s’il perdait cette espérance. Enfin il savait qu’affranchi de tous les préjugés, et haïssant en eux les ennemis les plus dangereux du genre humain, M. Turgot regardait la liberté de penser et d’imprimer comme un droit de chaque citoyen, un droit des nations entières, dont les progrès de la raison peuvent seuls appuyer le bonheur sur une base inébranlable.

Voltaire vit dans la nomination de M. Turgot l’aurore du règne de cette raison si longtemps méconnue, plus longtemps persécutée ; il osa espérer la chute rapide des préjugés, la destruction de cette politique lâche et tyrannique qui, pour flatter l’orgueil ou la paresse des gens en place, condamnait le peuple à l’humiliation et à la misère.

Cependant ses tentatives en faveur des serfs du mont Jura furent inutiles, et il essaya vainement d’obtenir pour d’Étallonde et pour la mémoire du chevalier de La Barre cette justice éclatante que l’humanité et l’honneur national exigeaient également. Ces objets étaient étrangers au département des finances ; et cette supériorité de lumières, de caractère et de vertu, que M. Turgot ne pouvait cacher, lui avait fait de tous les autres ministres, de tous les intrigants subalternes, autant d’ennemis qui, n’ayant à combattre en lui ni ambition ni projets personnels, s’acharnaient contre tout ce qu’ils croyaient d’accord avec ses vues justes et bienfaisantes.

On ne pouvait d’ailleurs rendre la liberté aux serfs du mont Jura sans blesser le parlement de Besançon ; la révision du procès d’Abbeville eût humilié celui de Paris ; et une politique maladroite avait rétabli les anciens parlements, sans profiter de leur destruction et du peu de crédit de ceux qui les avaient remplacés pour porter dans les lois et dans les tribunaux une réforme entière dont tous les hommes instruits sentaient la nécessité. Mais un ministère faible et ennemi des lumières n’osa ou ne voulut pas saisir cette occasion, où le bien eût encore moins trouvé d’obstacles que dans l’instant si honteusement manqué par le chancelier Maupeou.

  1. La nomination de Turgot à la place de contrôleur général des finances est du 24 août 1774 ; le mois précédent, le ministère de Louis XV, conservé par Louis XVI, prévoyant la mort prochaine de Voltaire, avait ordonné de mettre les scellés sur ses papiers ; voyez les Documents biographiques.