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VIE DE VOLTAIRE.

C’est ainsi que, par complaisance pour les préjugés des parlements, le ministère laissa perdre pour la réforme de l’éducation les avantages que lui offrait la destruction des jésuites. On n’avait même pris, en 1774, aucune précaution pour empêcher la renaissance des querelles qui, en 1770, avaient amené la destruction de la magistrature. On n’avait eu qu’un seul objet, l’avantage de s’assurer une reconnaissance personnelle qui donnât aux auteurs du changement un moyen d’employer utilement contre leurs rivaux de puissance le crédit des corps dont le rétablissement était leur ouvrage.

Ainsi le seul avantage que Voltaire put obtenir du ministère de M. Turgot fut de soustraire le petit pays de Gex à la tyrannie des fermes. Séparé de la France par des montagnes, ayant une communication facile avec Genève et la Suisse, cette malheureuse contrée ne pouvait être assujettie au régime fiscal sans devenir le théâtre d’une guerre éternelle entre les employés du fisc et les habitants, sans payer des frais de perception plus onéreux que la valeur même des impositions. Le peu d’importance de cette opération aurait dû la rendre facile. Cependant elle était depuis longtemps inutilement sollicitée par M. de Voltaire.

Une partie des provinces de la France ont échappé par différentes causes au joug de la ferme générale, ou ne l’ont porté qu’à moitié ; mais les fermiers ont souvent avancé leurs limites, enveloppé dans leurs chaînes des cantons isolés que des priviléges féodaux avaient longtemps défendus. Ils croyaient que leur dieu Terme, comme celui des Romains, ne devait reculer jamais, et que son premier pas en arrière serait le présage de la destruction de l’empire. Leur opposition ne pouvait balancer, auprès de M. Turgot, une opération juste et bienfaisante qui, sans nuire au fisc, soulageait les citoyens, épargnait des injustices et des crimes, rappelait dans un canton dévasté la prospérité et la paix.

Le pays de Gex fut donc affranchi moyennant une contribution de trente mille livres, et Voltaire put écrire à ses amis, en parodiant un vers de Mithridate[1] :

Et mes derniers regards ont vu fuir les commis.

Les édits de 1776 auraient augmenté le respect de Voltaire pour M. Turgot si, d’avance, il n’avait pas senti son âme et connu son génie. Ce grand homme d’État avait vu que, placé à la tête des finances dans un moment où gêné par la masse de la dette, par les obstacles que les courtisans et le ministre prépondérant opposaient à toute grande réforme dans l’administration, à toute économie importante, il ne pouvait diminuer les impôts, et il voulut du moins soulager le peuple et dédommager les propriétaires, en leur rendant les droits dont un régime oppresseur les avait privés[2].

Les corvées, qui portaient la désolation dans les campagnes, qui forçaient le pauvre à travailler sans salaire, et enlevaient à l’agriculture les chevaux du laboureur, furent changées en un impôt payé par les seuls propriétaires. Dans toutes les villes, de ridicules corporations faisaient acheter à une partie de leurs habitants le droit de travailler ; ceux qui subsistaient par leur industrie ou par le commerce étaient obligés de vivre sous la servitude d’un certain nombre de privilégiés, ou de leur payer un tribut. Cette institution absurde disparut[3], et le droit de faire un usage libre de leurs bras ou de leur temps fut restitué aux citoyens.

  1. Acte V, scène v.
  2. Cette phrase incorrecte est exactement ainsi dans les deux éditions de Kehl.
  3. L’édit portant suppression des jurandes et communautés de commerce, arts et métiers, est de février 1776 ; il ne fut enregistré au parlement qu’au lit de justice du 12 mars.