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VIE DE VOLTAIRE.

Voltaire encensant les rois, les ministres, pour les attirer à la cause de la vérité, et Voltaire célébrant le génie et la vertu, n’a pas le même langage. Ne veut-il que louer, il prodigue les charmes de son imagination brillante, il multiplie ces idées ingénieuses qui lui sont si familières ; mais rend-il un hommage avoué par son cœur, c’est son âme qui s’échappe, c’est sa raison profonde qui prononce. Dans son voyage à Paris, son admiration pour M. Turgot perçait dans tous ses discours ; c’était l’homme qu’il opposait à ceux qui se plaignaient à lui de la décadence de notre siècle, c’était à lui que son âme accordait son respect. Je l’ai vu se précipiter sur ses mains, les arroser de ses larmes, les baiser malgré ses efforts, et s’écriant d’une voix entrecoupée de sanglots : Laissez-moi baiser cette main qui a signé le salut du peuple[1].

Depuis longtemps Voltaire désirait de revoir sa patrie, et de jouir de sa gloire au milieu du même peuple témoin de ses premiers succès, et trop souvent complice de ses envieux. M. de Villette venait d’épouser à Ferney Mlle  de Varicour, d’une famille noble du pays de Gex, que ses parents avaient confiée à Mme  Denis ; Voltaire les suivit à Paris[2], séduit en partie par le désir de faire jouer devant lui la tragédie d’Irène, qu’il venait d’achever. Le secret avait été gardé ; la haine n’avait pas eu le temps de préparer ses poisons, et l’enthousiasme public ne lui permit pas de se montrer. Une foule d’hommes, de femmes de tous les rangs, de toutes les professions, à qui ses vers avaient fait verser de douces larmes, qui avaient tant de fois admiré son génie sur la scène et dans ses ouvrages, qui lui devaient leur instruction, dont il avait guéri les préjugés, à qui il avait inspiré une partie de ce zèle contre le fanatisme dont il était dévoré, brûlaient du désir de voir le grand homme qu’ils admiraient. La jalousie se tut devant une gloire qu’il était impossible d’atteindre, devant le bien qu’il avait fait aux hommes. Le ministère, l’orgueil épiscopal, furent obligés de respecter l’idole de la nation. L’enthousiasme avait passé jusque dans le peuple ; on s’arrêtait devant ses fenêtres ; on y passait des heures entières, dans l’espérance de le voir un moment ; sa voiture, forcée d’aller au pas, était entourée d’une foule nombreuse qui le bénissait et célébrait ses ouvrages.

  1. Turgot était fort goutteux et marchait difficilement. Lors de leur première rencontre, Voltaire, après les premiers compliments, se tournant vers l’assistance, dit : « En voyant M. Turgot, j’ai cru voir la statue de Nabuchodonosor. — Oui, les pieds d’argile, dit le contrôleur disgracié. — Et la tête d’or ! la tête d’or ! répliqua Voltaire. » (Mémoires pour servir à l’histoire de M. de Voltaire ; Amsterdam, 1785, IIe partie, pages 107, 108.)
  2. Mme  Denis, M. et Mme  de Villette, partirent de Ferney le 3 février 1778 ; Voltaire, accompagné de son secrétaire Wagnière et d’un cuisinier, partit le 5, à midi. La Relation du voyage de M. de Voltaire à Paris en 1778 fait partie des Mémoires sur Voltaire et sur ses ouvrages, par Longchamp et Wagnière ; Paris, 1826, deux volumes in-8o.