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VIE DE VOLTAIRE.

La liberté du commerce des grains, celle du commerce des vins ; l’une gênée par des préjugés populaires, l’autre par des priviléges tyranniques, extorqués par quelques villes, fut rendue aux propriétaires ; et ces lois sages devaient accélérer les progrès de la culture, et multiplier les richesses nationales en assurant la subsistance du peuple.

Mais ces édits bienfaiteurs furent le signal de la perte du ministre qui avait osé les concevoir. On souleva contre eux les parlements, intéressés à maintenir les jurandes, source féconde de procès lucratifs ; non moins attachés au régime réglementaire, qui était pour eux un moyen d’agiter l’esprit du peuple ; irrités de voir porter sur les propriétaires riches le fardeau de la construction des chemins, sans espérer qu’une lâche condescendance continuât d’alléger pour eux le poids des subsides, et surtout effrayés de la prépondérance que semblait acquérir un ministre dont l’esprit populaire les menaçait de la chute de leur pouvoir.

Cette ligue servit l’intrigue des ennemis de M. Turgot, et on vit alors combien la manière dont ils avaient rétabli les tribunaux était utile à leurs desseins secrets, et funeste à la nation. On apprit alors combien il est dangereux pour un ministre de vouloir le bien du peuple ; et peut-être qu’en remontant à l’origine des événements on trouverait que la chute même des ministres réellement coupables a eu pour cause le bien qu’ils ont voulu faire, et non le mal qu’ils ont fait.

Voltaire vit, dans le malheur de la France, la destruction des espérances qu’il avait conçues pour les progrès de la raison humaine. Il avait cru que l’intolérance, la superstition, les préjugés absurdes qui infectaient toutes les branches de la législation, toutes les parties de l’administration, tous les états de la société, disparaîtraient devant un ministre ami de la justice, de la liberté, et des lumières. Ceux qui l’ont accusé d’une basse flatterie, ceux qui lui ont reproché avec amertume l’usage qu’il a fait, trop souvent peut-être, de la louange pour adoucir les hommes puissants, et les forcer à être humains et justes, peuvent comparer ces louanges à celles qu’il donnait à M. Turgot, surtout à cette Épître à un Homme qu’il lui adressa[1] au moment de sa disgrâce. Ils distingueront alors l’admiration sentie de ce qui n’est qu’un compliment, et ce qui vient de l’âme de ce qui n’est qu’un jeu d’imagination ; ils verront que Voltaire n’a eu d’autre tort que d’avoir cru

  1. En 1776 ; voyez tome X, page 451.