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VIE DE VOLTAIRE.

À cette nouvelle, qui scandalisa un peu plus les hommes éclairés qu’elle n’édifia les dévots, le curé de Saint-Sulpice courut chez son paroissien, qui le reçut avec politesse, et lui donna, suivant l’usage, une aumône honnête pour ses pauvres. Mais, jaloux que l’abbé Gaultier l’eût gagné de vitesse, il trouva que l’aumônier des Incurables avait été trop facile ; qu’il aurait fallu exiger une profession de foi plus détaillée, un désaveu exprès de toutes les doctrines contraires à la foi que Voltaire avait pu être accusé de soutenir. L’abbé Gaultier prétendait qu’on aurait tout perdu en voulant tout avoir. Pendant cette dispute, Voltaire guérit ; on joua Irène, et la conversion fut oubliée. Mais au moment de la rechute le curé revint, bien déterminé à ne pas enterrer Voltaire s’il n’obtenait pas cette rétractation si désirée.

Ce curé[1] était un de ces hommes moitié hypocrites, moitié imbéciles, parlant avec la persuasion stupide d’un énergumène, agissant avec la souplesse d’un jésuite, humble dans ses manières jusqu’à la bassesse, arrogant dans ses prétentions sacerdotales, rampant auprès des grands, charitable pour cette populace dont on dispose avec des aumônes, et fatiguant les simples citoyens de son impérieux fanatisme. Il voulait absolument faire reconnaître au moins à Voltaire la divinité de Jésus-Christ, à laquelle il s’intéressait plus qu’aux autres dogmes. Il le tira un jour de sa léthargie en lui criant aux oreilles : « Croyez-vous à la divinité de Jésus-Christ ? — Au nom de Dieu, monsieur, ne me parlez plus de cet homme-là, et laissez-moi mourir en repos », répondit Voltaire.

Alors le prêtre annonça qu’il ne pouvait s’empêcher de lui refuser la sépulture. Il n’en avait pas le droit : car, suivant les lois, ce refus doit être précédé d’une sentence d’excommunication, ou d’un jugement séculier. On peut même appeler comme d’abus de l’excommunication. La famille, en se plaignant au parlement, eût obtenu justice. Mais elle craignit le fanatisme de ce corps, la haine de ses membres pour Voltaire, qui avait tonné tant de fois contre ses injustices, et combattu ses prétentions. Elle ne sentit point que le parlement ne pouvait, sans se déshonorer, s’écarter des principes qu’il avait suivis en faveur des jansénistes, qu’un grand nombre de jeunes magistrats n’attendaient qu’une occasion d’effacer, par quelque action éclatante, ce reproche de fanatisme qui les humiliait, de s’honorer en donnant une marque de respect à la mémoire d’un homme de génie qu’ils avaient eu le malheur de compter parmi leurs ennemis, et démontrer qu’ils aimaient mieux réparer leurs injustices que venger leurs injures. La famille ne sentit pas combien lui donnait de force cet enthousiasme que Voltaire avait excité, enthousiasme qui avait gagné toutes les classes de la nation, et qu’aucune autorité n’eût osé attaquer de front.

On préféra de négocier avec le ministère. N’osant ni blesser l’opinion publique en servant la vengeance du clergé, ni déplaire aux prêtres en les forçant de se conformer aux lois, ni les punir en érigeant un monument public au grand homme dont ils troublaient si lâchement les cendres, et en le dédommageant des honneurs ecclésiastiques, qu’il méritait si peu, par des honneurs civiques dus à son génie et au bien qu’il avait fait à la nation, les ministres approuvèrent la proposition de transporter le corps de Voltaire dans l’église d’un monastère dont son neveu[2] était abbé, il fut donc conduit à Scellières. Les prêtres étaient convenus de ne pas troubler l’exécution de ce projet. Cependant deux grandes dames, très-dévotes, écrivirent à l’évêque de Troyes pour l’engager à s’opposer à l’inhumation, en qualité d’évêque diocésain. Mais, heureusement pour l’honneur de l’évêque, ces lettres arrivèrent trop tard, et Voltaire fut enterré.

  1. J.-J. Faydit de Tersac.
  2. L’abbé Mignot.