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VIE DE VOLTAIRE.

Et, si on lui reproche de revenir trop souvent sur les mêmes objets, d’attaquer avec acharnement des erreurs trop méprisables, il répondra qu’elles sont dangereuses tant que le peuple n’est pas désabusé, et que, s’il est moins dangereux de combattre les erreurs populaires que d’enseigner aux sages des vérités nouvelles, il faut, lorsqu’il s’agit de briser les fers de la raison, d’ouvrir un chemin libre à la vérité, savoir préférer l’utilité à la gloire.

Au lieu de montrer que la superstition est l’appui du despotisme, s’il écrit pour des peuples soumis à un gouvernement arbitraire, il prouvera qu’elle est l’ennemie des rois ; et, entre ces deux vérités, il insistera sur celle qui peut servir la cause de l’humanité, et non sur celle qui peut y nuire, parce qu’elle peut être mal entendue.

Au lieu de déclarer la guerre au despotisme avant que la raison ait rassemblé assez de force, et d’appeler à la liberté des peuples qui ne savent encore ni la connaître ni l’aimer, il dénoncera aux nations et à leurs chefs toutes ces oppressions de détail communes à toutes les constitutions, et que, dans toutes, ceux qui commandent comme ceux qui obéissent, ont également intérêt de détruire. Il parlera d’adoucir et de simplifier les lois, de réprimer les vexations des traitants, de détruire les entraves dans lesquelles une fausse politique enchaîne la liberté et l’activité des citoyens, afin que du moins il ne manque au bonheur des hommes que d’être libres, et que bientôt on puisse présenter à la liberté des peuples plus dignes d’elle.

Tel est le résultat de la philosophie de Voltaire, et tel est l’esprit de tous ses ouvrages.

Que des hommes qui, s’il n’avait pas écrit, seraient encore les esclaves des préjugés, ou trembleraient d’avouer qu’ils en ont secoué le joug, accusent Voltaire d’avoir trahi la cause de la liberté, parce qu’il l’a défendue sans fanatisme et sans imprudence ; qu’ils le jugent d’après une disposition des esprits, postérieure de dix ans à sa mort, et d’un demi-siècle à sa philosophie, d’après des opinions qui sans lui n’auraient jamais été qu’un secret entre les sages ; qu’ils le condamnent pour avoir distingué le bien qui peut exister sans la liberté, du bonheur qui naît de la liberté même ; qu’ils ne voient pas que si Voltaire eût mis dans ses premiers ouvrages philosophiques les principes du vieux Brutus, c’est-à-dire ceux de l’acte d’indépendance des Américains, ni Montesquieu, ni Rousseau, n’auraient pu écrire leurs ouvrages ; que si, comme l’auteur du Système de la Nature, il eût invité les rois de l’Europe à maintenir le crédit des prêtres, l’Europe serait encore superstitieuse, et resterait longtemps esclave ; qu’ils ne sentent pas que dans les écrits comme dans la conduite il ne faut déployer que le courage qui peut être utile : peu importe à la gloire de Voltaire. C’est par les hommes éclairés qu’il doit être jugé, par ceux qui savent distinguer, dans une suite d’ouvrages différents par leur forme, par leur style, par leurs principes mêmes, le plan secret d’un philosophe qui fait aux préjugés une guerre courageuse, mais adroite ; plus occupé de les vaincre que de montrer son génie, trop grand pour tirer vanité de ses opinions, trop ami des hommes pour ne pas mettre sa première gloire à leur être utile.